Interpellé par cette voix exaspérante, le lecteur se voit sans cesse contraint de s'extraire de l'univers de la fiction, pour passer sur un autre plan et participer avec l'« auteur » à l'examen critique des procédés romanesques.

Pourtant, dans la mesure où elle se voit érigée en principe de fonctionnement, la digression devient paradoxalement un des facteurs unificateurs du roman, dont elle rythme le déroulement à sa manière, c'est-à-dire par saccades. Ce que Diderot a emprunté à Tristram Shandy pour composer Jacques le Fataliste, c'est autant le sujet d'une histoire que cette technique narrative consistant à faire de la digression l'instrument de la progression du récit8, que Sterne décrit par une métaphore mécanique : « Cet ingénieux dispositif donne à la machinerie de mon ouvrage une qualité unique : deux mouvements inverses s'y combinent et s'y réconcilient quand on les croit prêts à se contrarier. Bref, mon ouvrage digresse, mais progresse aussi, et en même temps9. » Pour souvent interrompues qu'elles soient, toutes les histoires ou presque finissent par être racontées du début à la fin – même si le lecteur se voit parfois proposer plusieurs variantes.

Le principe de discontinuité dans la narration provoque chez le lecteur deux effets distincts : déception de se voir planté là, au beau milieu d'une histoire, mais aussi attente qui finira par être satisfaite. Il ne s'agit pas seulement de subvertir le fondement de l'illusion romanesque, en la mettant en suspens à l'instant même où le lecteur commençait à s'y laisser prendre, mais de redoubler, par ce moyen, son désir de fiction. Tout le génie de l'auteur consiste à obliger son lecteur à prendre conscience de la nature de son désir, sans pour autant tuer celui-ci.

LES RÉCURRENCES THÉMATIQUES

Derrière l'hétérogénéité des récits et la discontinuité de la narration, quelques motifs, mis en place dès les premières lignes et filés tout au long du roman, concourent à faire de Jacques le Fataliste un ensemble cohérent, charpenté par des lignes de force continues.

Parmi ceux-ci, l'histoire sans cesse interrompue et différée des amours de Jacques occupe le devant de la scène. Or les « amours » proprement dites ne sont évoquées qu'à la toute fin d'une longue narration qui, censée n'en être que le prologue, en constitue en fait le corps principal. Cette chronique d'un récit annoncé nous dépeint Jacques successivement blessé à la bataille de Fontenoy, hébergé chez des paysans, puis opéré, transporté dans la maison de son chirurgien, près de laquelle il est attaqué par des brigands, pour se voir enfin recueilli dans le château où il rencontrera l'objet de son amour.

Ce récit rejoint le cadre principal de la narration – le voyage vers nulle part de Jacques et de son maître – en différents endroits. Jacques apprend ainsi à son maître que ce dernier connaît la femme dont il est question, pour l'avoir également courtisée, sans pour autant lui en dévoiler l'identité. Cette semi-information, qui pique la curiosité du maître, relance également l'intérêt du lecteur, en instaurant une mystérieuse relation de rivalité amoureuse entre les deux personnages. D'autre part, la fin de l'histoire des amours de Jacques coïncide avec celle du roman proprement dit : elles convergent dans les trois conclusions possibles que le prétendu éditeur, sur une dernière pirouette, propose au lecteur de Jacques le Fataliste. Enfin, le but que se fixe Jacques en entreprenant son récit est d'illustrer le déterminisme philosophique, à travers le détail des relations de causalité successives qui l'ont amené à tomber amoureux. L'histoire de ses amours apparaît ainsi dès le départ intimement liée au second thème dominant de l'œuvre, le motif philosophique du fatalisme, doctrine continuellement réaffirmée par Jacques et contestée par le maître.

De multiples récurrences thématiques rapprochent par ailleurs des récits distincts, tissant entre eux un réseau d'échos et de contrepoints variés. Parmi celles-ci, on peut prendre l'exemple de la description d'originaux10, c'est-à-dire d'individus dont le caractère concilie les contradictions les plus insolubles. Ainsi, le personnage de Gousse, capable dans le même moment d'escroquer un ami et de se sacrifier pour un autre, la maîtresse de Desglands, à la fois vertueuse et légère, ou encore les deux capitaines, meilleurs amis du monde mais qui ne peuvent s'empêcher de chercher continuellement à s'entretuer forment une espèce de famille insolite, réunie par la marginalité morale de chacun de ses membres.

L'ORGANISATION CYCLIQUE

Les histoires dispersées de Jacques le Fataliste peuvent donc être regroupées en cycles. Les frontières de ces ensembles ne sont pas tracées a priori, mais varient selon la perspective que l'on choisit d'adopter.

D'un point de vue narratif et thématique, les différentes anecdotes racontées par l'auteur-narrateur, ayant pour sujet le personnage de Gousse, constituent ainsi un cycle autonome, sur lequel vient se greffer l'histoire du compagnon de cellule de Gousse, l'intendant amoureux de la pâtissière. Le cycle de Gousse s'intègre lui-même dans un ensemble d'histoires ayant pour thème commun la peinture des personnages « hétéroclites » – ou originaux – que nous avons mentionnés plus haut.

Les épisodes successifs des « amours de Jacques » ou, plus exactement, des événements qui ont amené Jacques à tomber amoureux, forment un cycle cohérent d'un point de vue narratif. Mais il est possible également d'inclure ce cycle dans un ensemble plus vaste, comprenant certains souvenirs d'enfance de Jacques ainsi que les récits de son initiation amoureuse. La cohérence de ce regroupement est assurée à la fois par son narrateur unique, Jacques, et par le milieu populaire et paysan dans lequel les différentes histoires s'enracinent. Jacques Proust11 a souligné la dimension « carnavalesque » de Jacques le Fataliste et analysé la manière dont s'y trouve représentée la « relation au monde » des paysans, dont les traditions et superstitions transparaissent dans le discours et la gestuelle des personnages populaires du roman.

À ce cycle paysan répond un vaste cycle urbain, un tableau de mœurs parisien mettant en scène le monde des tripots, de la prostitution, de la police et de l'escroquerie de plus ou moins haute volée. Simplement évoqué à l'arrière-plan de l'histoire de Mme de La Pommeraye, cet univers est au cœur des histoires du chevalier de Saint-Ouin, du père Hudson, de Gousse ou encore de M. de Guerchy.

Il est à noter qu'une question identique rapproche ces deux mondes en apparence si éloignés, celle de l'argent.