LE MAÎTRE. – Et tu reçois la balle à ton adresse.
JACQUES. – VOUS l'avez deviné ; un coup de feu au
genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins
que les chaînons d'une gourmette*. Sans ce coup de feu,
par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma
vie, ni boiteux.
LE MAÎTRE. – Tu as donc été amoureux ?
JACQUES. – Si je l'ai été !
LE MAÎTRE. – Et cela par un coup de feu ?
JACQUES. – Par un coup de feu.
LE MAÎTRE. – Tu ne m'en as jamais dit un mot.
JACQUES. – Je le crois bien.
LE MAÎTRE. – Et pourquoi cela ?
JACQUES. – C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt
ni plus tard.
LE MAÎTRE. – Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu ?
JACQUES. – Qui le sait ?
LE MAÎTRE. – À tout hasard, commence toujours... »
Jacques commença l'histoire de ses amours. C'était
l'après-dîner* : il faisait un temps lourd ; son maître s'endormit. La nuit les surprit au milieu des champs; les voilà
fourvoyés*. Voilà le maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre
diable disant à chaque coup : « Celui-là était apparemment
encore écrit là-haut... »
Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il
ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans,
trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de
son maître et en leur faisant courir à chacun tous les
hasards4 qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de
marier le maître et de le faire cocu ? d'embarquer Jacques
pour les îles5 ? d'y conduire son maître ? de les ramener
tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu'il est
facile de faire des contes* ! Mais ils en seront quittes l'un
et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.
L'aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes
et poursuivant leur chemin. – Et où allaient-ils ? – Voilà la
seconde fois que vous me faites cette question, et la
seconde fois que je vous réponds : Qu'est-ce que cela vous
fait ? Si j'entame le sujet de leur voyage, adieu les amours
de Jacques... Ils allèrent quelque temps en silence. Lorsque
chacun fut un peu remis de son chagrin*, le maître dit à son
valet : « Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes amours ?
JACQUES. – Nous en étions, je crois, à la déroute de l'armée ennemie. On se sauve, on est poursuivi, chacun pense
à soi. Je reste sur le champ de bataille, enseveli sous le
nombre des morts et des blessés, qui fut prodigieux6. Le
lendemain on me jeta, avec une douzaine d'autres, sur une
charrette, pour être conduit à un de nos hôpitaux. Ah ! Monsieur, je ne crois pas qu'il y ait de blessures plus cruelles
que celle du genou.
LE MAÎTRE. – Allons donc, Jacques, tu te moques.
JACQUES. – Non, pardieu, monsieur, je ne me moque
pas ! Il y a là je ne sais combien d'os, de tendons, et bien
d'autres choses qu'ils appellent je ne sais comment... »
Une espèce de paysan qui les suivait avec une fille qu'il
portait en croupe et qui les avait écoutés, prit la parole et
dit : « Monsieur a raison... »
On ne savait à qui ce monsieur était adressé, mais il fut
mal pris par Jacques et par son maître ; et Jacques dit à cet
interlocuteur indiscret* : « De quoi te mêles-tu ?
– Je me mêle de mon métier ; je suis chirurgien à votre
service, et je vais vous démontrer... »
La femme qu'il portait en croupe lui disait : « Monsieur
le docteur, passons notre chemin et laissons ces messieurs
qui n'aiment pas qu'on leur démontre.
– Non, lui répondit le chirurgien, je veux leur démontrer, et je leur démontrerai... »
Et, tout en se retournant pour démontrer, il pousse sa
compagne, lui fait perdre l'équilibre et la jette à terre, un
pied pris dans la basque de son habit et les cotillons renversés sur sa tête. Jacques descend, dégage le pied de cette
pauvre créature et lui rabaisse ses jupons. Je ne sais s'il
commença par rabaisser les jupons ou par dégager le pied ;
mais à juger de l'état de cette femme par ses cris, elle s'était
grièvement blessée. Et le maître de Jacques disait au chirurgien : « Voilà ce que c'est que de démontrer. »
Et le chirurgien : « Voilà ce que c'est de ne vouloir pas
qu'on démontre !... »
Et Jacques à la femme tombée ou ramassée : « Consolez-vous, ma bonne, il n'y a ni de votre faute, ni de la faute
de M. le docteur, ni de la mienne, ni de celle de mon
maître : c'est qu'il était écrit là-haut qu'aujourd'hui, sur
ce chemin, à l'heure qu'il est, M. le docteur serait un
bavard, que mon maître et moi nous serions deux bourrus*,
que vous auriez une contusion à la tête et qu'on vous verrait le cul... »
Que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes
mains, s'il me prenait en fantaisie de vous désespérer ! Je
donnerais de l'importance à cette femme ; j'en ferais la
nièce d'un curé du village voisin ; j'ameuterais les paysans
de ce village ; je me préparerais des combats et des amours ;
car enfin cette paysanne était belle sous le linge. Jacques et
son maître s'en étaient aperçus ; l'amour n'a pas toujours
attendu une occasion aussi séduisante.
1 comment