Enfin, le narrateur se substitue à son personnage lorsque celui-ci, cessant de s'exprimer par métaphores, s'efforce vainement d'entrer dans des considérations philosophiques plus abstraites : « “Ah ! si je savais dire comme je sais penser ! Mais il était écrit là-haut que j'aurais les choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas.” Ici Jacques s'embarrassa dans une métaphysique très subtile et peut-être très vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître que27... »

Sans chercher à doter Jacques le Fataliste d'un propos révolutionnaire, qui lui serait tout à fait étranger, on ne peut manquer de déceler, en filigrane de ce roman déstabilisant, les multiples indices de fragilité d'un monde déstabilisé.

Barbara K.-TOUMARKINE

1 Paul Vernière, « Diderot et l'invention littéraire dans Jacques le Fataliste », Revue d'histoire littéraire de la France, avril-juin 1959, p. 153-167.

2 Sur les passages en question, se reporter aux extraits de Tristram Shandy proposés au chapitre 1 du dossier.

3 Afin d'apporter à Diderot une aide financière, Catherine II de Russie lui avait acheté sa bibliothèque en 1765, tout en la laissant à sa disposition jusqu'à sa mort.

4 Jacques le Fataliste, p. 51.

5 Diderot, Éloge de Richardson, in Œuvres esthétiques, P. Vernière éd., Bordas, 1988, p. 30-31.

6 Jacques le Fataliste, p. 51.

7 Erich Köhler, « L'unité structurale de Jacques le Fataliste », Philologica Pragensia, 1970, XIII, p. 186-202.

8 Voir la préface d'Yvon Bélaval à son édition de Jacques le Fataliste, Gallimard, 1973.

9 Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, S. Soupel éd., GF-Flammarion n° 371, 1982, p. 82.

10 Sur ce terme, voir le chapitre 4 du dossier.

11 Dans son édition de Jacques le Fataliste aux éditions Hermann.

12 Pour une étude plus détaillée de l'histoire de Mme de La Pommeraye, se reporter au chapitre 5 du dossier.

13 Jacques le Fataliste, p. 123.

14 Pour une analyse plus détaillée, voir le chapitre 2 du dossier.

15 Roger Lewinter, Diderot ou les mots de l'absence, Champ libre, 1976, p. 199.

16 Diderot, Paradoxe sur le comédien, in Œuvres esthétiques, P. Vernière éd., Bordas, 1988, p. 306.

17 Voir Jacques le Fataliste, p. 84 et 275.

18 Sur la tradition don-quichottesque, se reporter au chapitre 1 du dossier.

19 Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735), R. Laufer éd., GF-Flammarion n° 286.

20 Sur le passage en question, voir l'extrait du Cinquième Livre proposé au chapitre 1 du dossier.

21 Dans une lettre à Falconet de juillet 1767. Diderot, Correspondance, G. Roth éd., Minuit, 1955-1970, 16 vol.

22 Sur la philosophie de Jacques le Fataliste, se reporter au chapitre 3 du dossier.

23 Ce réseau métaphorique a été étudié par Georges May dans son article « Le maître, la chaîne et le chien dans Jacques le Fataliste », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, juin 1961, p. 269-282.

24 Jacques le Fataliste, p. 203.

25 La doctrine déterministe à laquelle, par ailleurs, Diderot adhérait pleinement, comme l'atteste sa lettre à Landois (voir le chapitre 3 du dossier).

26 Michel Delon, L'Idée d'énergie au tournant des Lumières (1770-1820), PUF, 1988, p. 475-476.

27 Jacques le Fataliste, p. 56.

 

 

 

 

 

Jacques le Fataliste

et son maître

 

 

 

 

 

 

 

 

Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain1. Où allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.

LE MAÎTRE. – C'est un grand mot que cela.

JACQUES. – Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait son billet2.

LE MAÎTRE. – Et il avait raison...

Après une courte pause, Jacques s'écria : « Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret !

LE MAÎTRE. – Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n'est pas chrétien.

JACQUES. – C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit ; il se fâche. Je hoche de la tête ; il prend un bâton et m'en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy3 ; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne.