Voilà nos deux voyageurs arrivés au côté de cette voiture funèbre. À l’instant, Jacques pousse un cri, tombe de son cheval plutôt qu’il n’en descend, s’arrache les cheveux, se roule à terre en criant : « Mon capitaine ! mon pauvre capitaine ! c’est lui, je n’en saurais douter, voilà ses armes... » Il y avait, en effet, dans le char, un long cercueil sous un drap mortuaire, sur le drap mortuaire une épée avec un cordon, et à côté du cercueil un prêtre, son bréviaire à la main et psalmodiant. Le char allait toujours, Jacques le suivait en se lamentant, le maître suivait Jacques en jurant et les domestiques certifiaient à Jacques que ce convoi était celui de son capitaine, décédé dans la ville voisine, d’où on le transportait à la sépulture de ses ancêtres. Depuis que ce militaire avait été privé par la mort d’un autre militaire, son ami, capitaine au même régiment, de la satisfaction de se battre au moins une fois par semaine, il en était tombé dans une mélancolie qui l’avait éteint au bout de quelques mois. Jacques, après avoir payé à son capitaine le tribut d’éloges, de regrets et de larmes qu’il lui devait, fit excuse à son maître, remonta sur son cheval, et ils allaient en silence. – Mais, pour Dieu, lecteur, me dites-vous, où allaient-ils ?... Mais, pour Dieu, lecteur, vous répondrai-je, est-ce qu’on sait où l’on va ? Et vous, où allez-vous ? Faut-il que je vous rappelle l’aventure d’Ésope ? Son maître Xantippe lui dit un soir d’été ou d’hiver, car les Grecs se baignaient dans toutes les saisons : « Ésope, va au bain ; s’il y a peu de monde nous nous baignerons... » Ésope part. Chemin faisant il rencontre la patrouille d’Athènes. « Où vas-tu ? – Où je vais ? répond Ésope, je n’en sais rien. – Tu n’en sais rien ? marche en prison. – Eh bien ! reprit Ésope, ne l’avais-je pas bien dit que je ne savais où j’allais ? je voulais aller au bain, et voilà que je vais en prison... » Jacques suivait son maître comme vous le vôtre ; son maître suivait le sien comme Jacques le suivait. – Mais, qui était le maître du maître de Jacques ? – Bon, est-ce qu’on manque de maître dans ce monde ? Le maître de Jacques en avait cent pour un, comme vous. Mais parmi tant de maîtres du maître de Jacques, il fallait qu’il n’y eût pas un bon ; car d’un jour à l’autre il en changeait. – Il était homme. – Homme passionné comme vous, lecteur ; homme curieux comme vous, lecteur ; homme questionneur comme vous, lecteur ; homme importun comme vous, lecteur. – Et pourquoi questionnait-il ? – Belle question ! Il questionnait pour apprendre et pour redire comme vous, lecteur...

 

Le maître dit à Jacques : « Tu ne me parais pas disposé à reprendre l’histoire de tes amours.

Jacques : Mon pauvre capitaine ! il s’en va où nous allons tous et où il est bien extraordinaire qu’il ne soit pas arrivé plus tôt. Ahi !... Ahi !...

 

Le maître : Mais, Jacques, vous pleurez, je crois !... « Pleurez sans contrainte, parce que vous pouvez pleurer sans honte ; sa mort vous affranchit des bienséances scrupuleuses qui vous gênaient pendant sa vie. Vous n’avez pas les mêmes raisons de dissimuler votre peine que celles que vous aviez de dissimuler votre bonheur ; on ne pensera pas à tirer de vos larmes les conséquences qu’on eût tirées de votre joie. On pardonne au malheur. Et puis il faut dans ce moment se montrer sensible ou ingrat, et tout bien considéré, il vaut mieux déceler une faiblesse que se laisser soupçonner d’un vice. Je veux que votre plainte soit libre pour être moins douloureuse, je la veux violente pour être moins longue. Rappelez-vous, exagérez-vous même ce qu’il était ; sa pénétration à sonder les matières les plus profondes ; sa subtilité à discuter les plus délicates ; son goût solide qui l’attachait aux plus importantes ; la fécondité qu’il jetait dans les plus stériles ; avec quel art il défendait les accusés : son indulgence lui donnait mille fois plus d’esprit que l’intérêt ou l’amour propre n’en donnait au coupable ; il n’était sévère que pour lui seul. Loin de chercher des excuses aux fautes légères qui lui échappaient, il s’occupait avec toute la méchanceté d’un ennemi à se les exagérer et avec tout l’esprit d’un jaloux à rabaisser le prix de ses vertus par un examen rigoureux des motifs qui l’avaient peut-être déterminé à son insu. Ne prescrivez à vos regrets d’autre terme que celui que le temps y mettra. Soumettons-nous à l’ordre universel lorsque nous perdons nos amis, comme nous nous y soumettrons lorsqu’il lui plaira de disposer de nous ; acceptons l’arrêt du sort qui les condamne, sans désespoir, comme nous l’accepterons sans résistance lorsqu’il se prononcera contre nous. Les devoirs de la sépulture ne sont pas les derniers devoirs des amis. La terre qui se remue dans ce moment se raffermira sur la tombe de votre amant ; mais votre âme conservera toute sa sensibilité. »

Jacques : Mon maître, cela est fort beau ; mais à quoi diable cela revient-il ? J’ai perdu mon capitaine, j’en suis désolé ; et vous me détachez, comme un perroquet, un lambeau de la consolation d’un homme ou d’une femme à une autre femme qui a perdu son amant.

Le maître : Je crois que c’est d’une femme.

Jacques : Moi, je crois que c’est d’un homme. Mais que ce soit d’un homme ou d’une femme, encore une fois, à quoi diable cela revient-il ? Est-ce que vous me prenez pour la maîtresse de mon capitaine ? Mon capitaine, monsieur, était un brave homme ; et moi, j’ai toujours été un honnête garçon.

Le maître : Jacques, qui est-ce qui vous le dispute ?

Jacques : À quoi diable revient donc votre consolation d’un homme ou d’une femme à une autre femme ? À force de vous le demander, vous me le direz peut-être.

Le maître : Non, Jacques, il faut que vous trouviez cela tout seul.

Jacques : J’y rêverais le reste de ma vie, que je ne le devinerais pas ; j’en aurais pour jusqu’au jugement dernier.

Le maître : Jacques, il m’a paru que vous m’écoutiez avec attention tandis que je lisais.

Jacques : Est-ce qu’on peut la refuser au ridicule ?

Le maître : Fort bien, Jacques !

Jacques : Peu s’en est fallu que je n’aie éclaté à l’endroit des bienséances rigoureuses qui me gênaient pendant la vie de mon capitaine, et dont j’avais été affranchi par sa mort.

Le maître : Fort bien, Jacques ! J’ai donc fait ce que je m’étais proposé.