Dites-moi s’il était possible de s’y prendre mieux pour vous consoler. Vous pleuriez : si je vous avais entretenu de l’objet de votre douleur qu’en serait-il arrivé ? Que vous eussiez pleuré bien davantage, et que j’aurais achevé de vous désoler. Je vous ai donné le change, et par le ridicule de mon oraison funèbre, et par la petite querelle qui s’en est suivie. À présent, convenez que la pensée de votre capitaine est aussi loin de vous que le char funèbre qui le mène à son dernier domicile. Partant je pense que vous pouvez reprendre l’histoire de vos amours.

Jacques : Je le pense aussi.

« Docteur, dis-je au chirurgien, demeurez-vous loin d’ici ?

– À un quart de lieue au moins.

– Êtes-vous un peu commodément logé ?

– Assez commodément.

– Pourriez-vous disposer d’un lit ?

– Non.

– Quoi ! pas même en payant, en payant bien ?

– Oh ! en payant et en payant bien, pardonnez-moi. Mais l’ami, vous ne me paraissez guère en état de payer, et moins encore de bien payer.

– C’est mon affaire. Et serais-je un peu soigné chez vous ?

– Très bien. J’ai ma femme qui a gardé des malades toute sa vie ; j’ai une fille aînée qui fait le poil à tout venant, et qui vous lève un appareil aussi bien que moi.

– Combien me prendriez-vous pour mon logement, ma nourriture et vos soins ? »

Le chirurgien dit en se grattant l’oreille : « Pour le logement... la nourriture... les soins... Mais qui est-ce qui me répondra du paiement ?

– Je paierai tous les jours.

– Voilà ce qui s’appelle parler, cela... »

Mais, monsieur, je crois que vous ne m’écoutez pas.

Le maître : Non, Jacques, il était écrit là-haut que tu parlerais cette fois, qui ne sera peut-être pas la dernière sans être écouté.

Jacques : Quand on n’écoute pas celui qui parle, c’est qu’on ne pense à rien, ou qu’on pense à autre chose que ce qu’il dit : lequel des deux faisiez-vous ?

Le maître : Le dernier. Je rêvais à ce qu’un des domestiques noirs qui suivait le char funèbre te disait, que ton capitaine avait été privé, par la mort de son ami, du plaisir de se battre au moins une fois la semaine. As-tu compris quelque chose à cela ?

Jacques : Assurément.

Le maître : C’est pour moi une énigme que tu m’obligerais de m’expliquer.

Jacques : Et que diable cela vous fait-il ?

Le maître : Peu de chose ; mais, quand tu parleras, tu veux apparemment être écouté ?

Jacques : Cela va sans dire.

Le maître : Eh bien ! en conscience, je ne saurais t’en répondre, tant que cet inintelligible propos me chiffonnera la cervelle. Tire-moi de là, je t’en prie.

Jacques : À la bonne heure ! mais jurez-moi, du moins, que vous ne m’interromprez plus.

Le maître : À tout hasard, je te le jure.

Jacques : C’est que mon capitaine, bon homme, galant homme, homme de mérite, un des meilleurs officiers du corps, mais homme un peu hétéroclite, avait rencontré et fait amitié avec un autre officier du même corps, bon homme aussi, galant homme aussi, homme de mérite aussi, aussi bon officier que lui, mais homme aussi hétéroclite que lui... »

 

Jacques était à entamer l’histoire de son capitaine, lorsqu’ils entendirent une troupe nombreuse d’hommes et de chevaux qui s’acheminaient derrière eux. C’était le même char lugubre qui revenait sur ses pas. Il était entouré... – De gardes de la Ferme ? – Non. – De cavaliers de maréchaussée ? – Peut-être. Quoi qu’il en soit, ce cortège était précédé du prêtre en soutane et en surplis, les mains liées derrière le dos ; du cocher noir, les mains liées derrière le dos ; et des deux valets noirs, les mains liées derrière le dos. Qui fut bien surpris ? Ce fut Jacques, qui s’écria : « Mon capitaine, mon pauvre capitaine n’est pas mort ! Dieu soit loué !... » Puis Jacques tourne bride, pique des deux, s’avance à toutes jambes au-devant du prétendu convoi. Il n’en était pas à trente pas, que les gardes de la Ferme ou les cavaliers de maréchaussée le couchent en joue et lui crient : « Arrête, retourne sur tes pas, ou tu es mort... » Jacques s’arrêta tout court, consulta le destin dans sa tête ; il lui sembla que le destin lui disait : « Retourne sur tes pas », ce qu’il fit. Son maître lui dit : « Eh bien ! Jacques, qu’est-ce ?

 

Jacques : Ma foi, je n’en sais rien.

Le maître : Et pourquoi ?

Jacques : Je n’en sais davantage.

 

Le maître : Tu verras que ce sont des contrebandiers qui auront rempli cette bière de marchandises prohibées, et qu’ils auront été vendus à la Ferme par les coquins mêmes de qui ils les avaient achetées.

Jacques : Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine ?

Le maître : Ou c’est un enlèvement. On aura caché dans ce cercueil, que sait-on, une femme, une fille, une religieuse ; ce n’est pas le linceul qui fait le mort.

Jacques : Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine ?

Le maître : Ce sera tout ce qu’il te plaira ; mais achève-moi l’histoire de ton capitaine.

Jacques : Vous tenez encore à cette histoire ? Mais peut-être que mon capitaine est encore vivant.

Le maître : Qu’est-ce que cela fait à la chose ?

Jacques : Je n’aime pas à parler des vivants, parce qu’on est de temps en temps exposé à rougir du bien et du mal qu’on en a dit ; du bien qu’ils gâtent, du mal qu’ils réparent.

Le maître : Ne sois ni fade panégyriste, ni censeur amer ; dis la chose comme elle est.

Jacques : Cela n’est pas aisé. N’a-t-on pas son caractère, son intérêt, son goût, ses passions, d’après quoi l’on exagère ou l’on atténue ? Dis la chose comme elle est !... Cela n’arrive peut-être pas deux fois en un jour dans toute une grande ville. Et celui qui vous écoute est-il mieux disposé que celui qui parle ? Non. D’où il doit arriver que deux fois à peine en un jour, dans toute une grande ville, on soit entendu comme on dit.

Le maître : Que diable, Jacques, voilà des maximes à proscrire l’usage de la langue et des oreilles, à ne rien dire, à ne rien écouter et à ne rien croire ! Cependant, dis comme toi, je t’écouterai comme moi, et je t’en croirai comme je pourrai.

Jacques : Si l’on ne dit presque rien dans ce monde, qui soit entendu comme on le dit, il y a bien pis, c’est qu’on n’y fait presque rien qui soit jugé comme on l’a fait.

Le maître : Il n’y a peut-être pas sous le ciel une autre tête qui contienne autant de paradoxes que la tienne.

Jacques : Et quel mal y aurait-il à cela ? Un paradoxe n’est pas toujours une fausseté.

Le maître : Il est vrai.

Jacques : Nous passions à Orléans, mon capitaine et moi. Il n’était bruit dans la ville que d’une aventure récemment arrivée à un citoyen appelé M. Le Pelletier, homme pénétré d’une si profonde commisération pour les malheureux, qu’après avoir réduit, par des aumônes démesurées, une fortune assez considérable au plus étroit nécessaire, il allait de porte en porte chercher dans la bourse d’autrui des secours qu’il n’était plus en état de puiser dans la sienne.

Le maître : Et tu crois qu’il y avait deux opinions sur la conduite de cet homme-là ?

Jacques : Non parmi les pauvres ; mais presque tous les riches, sans exception, le regardaient comme une espèce de fou ; et peu s’en fallut que ses proches ne le fissent interdire comme dissipateur. Tandis que nous nous rafraîchissions dans une auberge, une foule d’oisifs s’était rassemblée autour d’une espèce d’orateur, le barbier de la rue, et lui disait : « Vous y étiez, vous, racontez-nous comment la chose s’est passée.

– Très volontiers, répondit l’orateur du coin, qui ne demandait pas mieux que de pérorer.