M. Aubertot, une de mes pratiques, dont la maison fait face à l’église des Capucins, était sur sa porte ; M. Le Pelletier l’aborde et lui dit : « Monsieur Aubertot, ne me donnerez-vous rien pour mes amis ? » car c’est ainsi qu’il appelle les pauvres, comme vous savez.

– Non, pour aujourd’hui, monsieur Le Pelletier. »

M. Le Pelletier insiste : Si vous saviez en faveur de qui je sollicite votre charité ! c’est une pauvre femme qui vient d’accoucher, et qui n’a pas un guenillon pour entortiller son enfant.

– Je ne saurais.

– C’est une jeune et belle fille qui manque d’ouvrage et de pain, et que votre libéralité sauvera peut-être du désordre.

– Je ne saurais.

– C’est un manœuvre qui n’avait que ses bras pour vivre, et qui vient de se fracasser une jambe en tombant de son échafaud.

– Je ne saurais, vous dis-je.

– Allons, monsieur Aubertot, laissez-vous toucher, et soyez sûr que jamais vous n’aurez l’occasion de faire une action plus méritoire.

– Je ne saurais, je ne saurais.

– Mon bon, mon miséricordieux monsieur Aubertot !...

– Monsieur Le Pelletier, laissez-moi en repos ; quand je veux donner, je ne me fais pas prier... »

Et cela dit, M. Aubertot lui tourne le dos, passe de sa porte dans son magasin, où M. Le Pelletier le suit ; il le suit de son magasin dans son arrière-boutique, de son arrière-boutique dans son appartement ; là, M. Aubertot, excédé des instances de M. Le Pelletier, lui donne un soufflet...

Alors mon capitaine se lève brusquement, et dit à l’orateur : « Et il ne le tua pas ?

– Non, monsieur ; est-ce qu’on tue comme cela ?

– Un soufflet, morbleu ! un soufflet ! Et que fit-il donc ?

– Ce qu’il fit après son soufflet reçu ? il prit un air riant, et dit à M. Aubertot : « Cela c’est pour moi ; mais mes pauvres ?... »

À ce mot tous les auditeurs s’écrièrent d’admiration excepté mon capitaine qui leur disait : « Votre M. Le Pelletier, messieurs, n’est qu’un gueux, un malheureux, un lâche, un infâme, à qui cependant cette épée aurait fait prompte justice, si j’avais été là ; et votre Aubertot aurait été bien heureux, s’il ne lui en avait coûté que le nez et les deux oreilles. »

L’orateur lui répliqua : « Je vois, monsieur, que vous n’auriez pas laissé le temps à l’homme insolent de reconnaître sa faute, de se jeter aux pieds de M. Le Pelletier, et de lui présenter sa bourse.

– Non, certes !

– Vous êtes un militaire, et M. Le Pelletier est un chrétien ; vous n’avez pas les mêmes idées du soufflet.

– La joue de tous les hommes d’honneur est la même.

– Ce n’est pas tout à fait l’avis de l’Évangile.

– L’Évangile est dans mon cœur et dans mon fourreau, et je n’en connais pas d’autre...

– Le vôtre, mon maître, est je ne sais où ; le mien est écrit là-haut ; chacun apprécie l’injure et le bienfait à sa manière ; et peut-être n’en portons-nous pas le même jugement dans deux instants de notre vie.

 

Le maître : Après, maudit bavard, après... »

 

Lorsque le maître de Jacques avait pris de l’humeur, Jacques se taisait, se mettait à rêver, et souvent ne rompait le silence que par un propos, lié dans son esprit, mais aussi décousu dans la conversation que la lecture d’un livre dont on aurait sauté quelques feuillets. C’est précisément ce qui lui arriva lorsqu’il dit : « Mon cher maître...

Le maître : Ah ! la parole t’est enfin revenue. Je m’en réjouis pour tous les deux, car je commençais à m’ennuyer de ne pas entendre, et toi de ne pas parler. Parle donc... »

Jacques : Mon cher maître, la vie se passe en quiproquos. Il y a les quiproquos d’amour, les quiproquos d’amitié, les quiproquos de politique, de finance, d’église, de magistrature, de commerce, de femmes, de maris...

Le maître : Eh ! laisse là ces quiproquos, et tâche de t’apercevoir que c’est en faire un grossier que de t’embarquer dans un chapitre de morale, lorsqu’il s’agit d’un fait historique. L’histoire de ton capitaine ? »

 

Jacques allait commencer l’histoire de son capitaine, lorsque, pour la seconde fois, son cheval, se jetant brusquement hors de la grande route à droite, l’emporte à travers une longue plaine, à un bon quart de lieue de distance, et s’arrête tout court entre des fourches patibulaires... Entre des fourches patibulaires ! Voilà une singulière allure de cheval de mener son cavalier au gibet !... « Qu’est-ce que cela signifie, disait Jacques. Est-ce un avertissement du destin ?

Le maître : Mon ami, n’en doutez pas. Votre cheval est inspiré, et le fâcheux, c’est que tous ces pronostics, inspirations, avertissements d’en haut par rêves, par apparitions, ne servent à rien : la chose n’en arrive pas moins. Cher ami, je vous conseille de mettre votre conscience en bon état, d’arranger vos petites affaires et de me dépêcher, le plus vite que vous pourrez, l’histoire de votre capitaine et celle de vos amours, car je serais fâché de vous perdre sans les avoir entendues. Quand vous vous soucieriez encore plus que vous ne faites, à quoi cela remédierait-il ? à rien. L’arrêt du destin, prononcé deux fois par votre cheval, s’accomplira. Voyez, n’avez-vous rien à restituer à personne ? Confiez-moi vos dernières volontés, et soyez sûr qu’elles seront fidèlement remplies. Si vous m’avez pris quelque chose, je vous le donne ; demandez-en seulement pardon à Dieu, et pendant le temps plus ou moins court que nous avons encore à vivre ensemble, ne me volez plus.

Jacques : J’ai beau revenir sur le passé, je n’y vois rien à démêler avec la justice des hommes. Je n’ai tué, ni volé, ni violé.

Le maître : Tant pis ; à tout prendre, j’aimerais mieux que le crime fût commis qu’à commettre, et pour cause.

Jacques : Mais, monsieur, ce ne sera peut-être pas pour mon compte, mais pour le compte d’un autre, que je serai pendu.

Le maître : Cela se peut.

Jacques : Ce n’est peut-être qu’après ma mort que je serai pendu.

Le maître : Cela se peut encore.

Jacques : Je ne serai peut-être pas pendu du tout.

Le maître : J’en doute.

Jacques : Il est peut-être écrit là-haut que j’assisterai seulement à la potence d’un autre ; et cet autre-là, qui sait qui il est ? s’il est proche, ou s’il est loin ?

Le maître : Monsieur Jacques, soyez pendu, puisque le sort le veut, et que votre cheval le dit ; mais ne soyez pas insolent : finissez vos conjectures impertinentes, et faites-moi vite l’histoire de votre capitaine.

Jacques : Monsieur, ne vous fâchez pas, on a quelquefois pendu de fort honnêtes gens : c’est un quiproquo de justice.

Le maître : Ces quiproquos-là sont affligeants. Parlons d’autre chose. »

Jacques, un peu rassuré par les interprétations diverses qu’il avait trouvées au pronostic du cheval, dit :

« Quand j’entrai au régiment, il y avait deux officiers à peu près égaux d’âge, de naissance, de service et de mérite. Mon capitaine était l’un des deux. La seule différence qu’il y eût entre eux, c’est que l’un était riche et que l’autre ne l’était pas.