– Cela est très beau. – Assurément ! et d’après cette action héroïque, vous croyez à Gousse un grand fonds de morale ? Eh bien ! détrompez-vous, il n’en avait non plus qu’il n’y en a dans la tête d’un brochet. – Cela est impossible. – Cela est. Je l’avais occupé. Je lui donne un mandat de quatre-vingts livres sur mes commettants ! la somme était écrite en chiffres ; que fait-il ? Il ajoute un zéro, et se fait payer huit cents livres. – Ah ! l’horreur ! – Il n’est pas plus malhonnête quand il me vole, qu’honnête quand il se dépouille pour un ami ; c’est un original sans principes. Ces quatre-vingts francs ne lui suffisaient pas, avec un trait de plume, il s’en procurait huit cents dont il avait besoin. Et les livres précieux dont il me fait présent ? – Qu’est-ce que ces livres ?... – Mais Jacques et son maître ? Mais les amours de Jacques ? Ah ! lecteur, la patience avec laquelle vous m’écoutez me prouve le peu d’intérêt que vous prenez à mes deux personnages, et je suis tenté de les laisser où ils sont. J’avais besoin d’un livre précieux, il me l’apporte ; quelque temps après j’ai besoin d’un autre livre précieux, il me l’apporte encore ; je veux les payer, il en refuse le prix. J’ai besoin d’un troisième livre précieux. « Pour celui-ci, dit-il, vous ne l’aurez pas, vous avez parlé trop tard ; mon docteur de Sorbonne est mort.

– Et qu’a de commun la mort de votre docteur de Sorbonne avec le livre que je désire ? Est-ce que vous avez pris les deux autres dans sa bibliothèque ?

– Assurément !

– Sans son aveu ?

– Eh ! qu’en avais-je besoin pour exercer une justice distributive ? Je n’ai fait que déplacer ces livres pour le mieux, en les transférant d’un endroit où ils étaient inutiles, dans un autre où l’on en ferait un bon usage... » Et prononcez après cela sur l’allure des hommes ! Mais c’est l’histoire de Gousse avec sa femme qui est excellente... Je vous entends ; vous en avez assez, et votre avis serait que nous allassions rejoindre nos deux voyageurs. Lecteur, vous me traitez comme un automate, cela n’est pas poli : « Dites les amours de Jacques, ne dites pas les amours de Jacques ; ... je veux que vous me parliez de l’histoire de Gousse ; j’en ai assez... » Il faut sans doute que j’aille quelquefois à votre fantaisie ; mais il faut que j’aille quelquefois à la mienne, sans compter que tout auditeur qui me permet de commencer un récit s’engage d’entendre la fin.

Je vous ai dit : premièrement ; or, dire un premièrement, c’est annoncer au moins un secondement. Secondement donc... Écoutez-moi, ne m’écoutez pas, je parlerai tout seul... Le capitaine de Jacques et son camarade pouvaient être tourmentés d’une jalousie violente et secrète : c’est un sentiment que l’amitié n’éteint pas toujours. Rien de si difficile à pardonner que le mérite. N’appréhendaient-ils pas un passe-droit, qui les aurait également offensés tous deux ? Sans s’en douter, ils cherchaient d’avance à se délivrer d’un concurrent dangereux, ils se tâtaient pour l’occasion à venir. Mais comment avoir cette idée de celui qui cède si généreusement son commandement de place à son ami indigent ? Il le cède, il est vrai ; mais s’il en eût été privé, peut-être l’eût-il revendiqué à la pointe de l’épée. Un passe-droit entre les militaires, s’il n’honore pas celui qui en profite, déshonore son rival. Mais laissons tout cela, et disons que c’était leur coin de folie. Est-ce que chacun n’a pas le sien ? Celui de nos deux officiers fut pendant plusieurs siècles celui de toute l’Europe ; on l’appelait l’esprit de chevalerie. Toute cette multitude brillante, armée de pied en cap, décorée de diverses livrées d’amour, caracolant sur des palefrois, la lance au poing, la visière haute ou baissée, se regardant fièrement, se mesurant de l’œil, se menaçant, se renversant sur la poussière, jonchant l’espace d’un vaste tournoi des éclats d’armes brisées, n’étaient que des amis jaloux du mérite en vogue. Ces amis, au moment où ils tenaient leurs lances en arrêt, chacun à l’extrémité de la carrière, et qu’ils avaient pressé de l’aiguillon les flancs de leurs coursiers, devenaient les plus terribles ennemis ; ils fondaient les uns sur les autres avec la même fureur qu’ils auraient portée sur un champ de bataille. Eh bien ! nos deux officiers n’étaient que deux paladins, nés de nos jours, avec les mœurs des anciens. Chaque vertu et chaque vice se montrent et passent de mode. La force du corps eut son temps, l’adresse aux exercices eut le sien.