La bravoure est tantôt plus, tantôt moins considérée ; plus elle est commune, moins on en est vain, moins on en fait l’éloge. Suivez les inclinations des hommes, et vous en remarquerez qui semblent être venus au monde trop tard : ils sont d’un autre siècle. Et qu’est-ce qui empêcherait de croire que nos deux militaires avaient été engagés dans ces combats journaliers et périlleux par le seul désir de trouver le côté faible de son rival et d’obtenir la supériorité sur lui ? Les duels se répètent dans la société sous toutes sortes de formes, entre des prêtres, entre des magistrats, entre des littérateurs, entre des philosophes ; chaque état a sa lance et ses chevaliers, et nos assemblées les plus respectables, les plus amusantes, ne sont que de petits tournois où quelquefois on porte des livrées de l’amour dans le fond de son cœur, sinon sur l’épaule. Plus il y a d’assistants, plus la joute est vive ; la présence de femmes y pousse la chaleur et l’opiniâtreté à toute outrance, et la honte d’avoir succombé devant elles ne s’oublie guère.

 

Et Jacques ?... Jacques avait franchi les portes de la ville, traversé les rues aux acclamations des enfants, et atteint l’extrémité du faubourg opposé, où, son cheval s’élançant dans une petite porte basse, il y eut entre le linteau de cette porte et la tête de Jacques un choc terrible dans lequel il fallait que le linteau fût déplacé ou Jacques renversé en arrière ; ce fut, comme on pense bien, le dernier qui arriva. Jacques tomba, la tête fendue et sans connaissance. On le ramasse, on le rappelle à la vie avec des eaux spiritueuses ; je crois même qu’il fut saigné par le maître de la maison. – Cet homme était donc chirurgien. – Non. Cependant son maître était arrivé et demandait de ses nouvelles à tous ceux qu’il rencontrait. « N’auriez-vous point aperçu un grand homme sec, monté sur un cheval pie ?

– Il vient de passer, il allait comme si le diable l’eût emporté ; il doit être arrivé chez son maître.

– Et qui est son maître ?

– Le bourreau.

– Le bourreau !

– Oui, car ce cheval est le sien.

– Où demeure le bourreau ?

– Assez loin, mais ne vous donnez pas la peine d’y aller, voilà ses gens qui vous apportent apparemment l’homme sec que vous demandez et que nous avons pris pour un de ses valets... »

 

Et qui est-ce qui parlait ainsi avec le maître de Jacques ? C’était un aubergiste à la porte duquel il s’était arrêté, il n’y avait pas à se tromper : il était court et gros comme un tonneau ; en chemise retroussée jusqu’aux coudes ; avec un bonnet de coton sur la tête, un tablier de cuisine autour de lui et un grand couteau à son côté. « Vite, vite, un lit pour ce malheureux, lui dit le maître de Jacques, un chirurgien, un médecin, un apothicaire... » Cependant on avait déposé Jacques à ses pieds, le front couvert d’une épaisse et énorme compresse, et les yeux fermés. « Jacques ? Jacques ?

– Est-ce vous, mon maître ?

– Oui, c’est moi ; regarde-moi donc.

– Je ne saurais.

– Qu’est-ce donc qu’il t’est arrivé ?

– Ah ! le cheval ! le maudit cheval ! je vous dirai tout cela demain, si je ne meurs pas pendant la nuit. »

Tandis qu’on le transportait et qu’on le montait à sa chambre, le maître dirigeait la marche et criait : « Prenez garde, allez doucement ; doucement, mordieu ! vous allez le blesser. Toi, qui le tiens par les jambes, tourne à droite ; toi, qui lui tiens la tête, tourne à gauche. » Et Jacques disait à voix basse : « Il était donc écrit là-haut !... »

 

À peine Jacques fut-il couché, qu’il s’endormit profondément. Son maître passa la nuit à son chevet, lui tâtant le pouls et humectant sans cesse sa compresse avec de l’eau vulnéraire. Jacques le surprit à son réveil dans cette fonction, et lui dit : « Que faites-vous là ?

Le maître : Je te veille. Tu es mon serviteur, quand je suis malade ou bien portant ; mais je suis le tien quand tu te portes mal.

Jacques : Je suis bien aise de savoir que vous êtes humain ; ce n’est pas trop la qualité des maîtres envers leurs valets.

Le maître : Comment va la tête ?

Jacques : Aussi bien que la solive contre laquelle elle a lutté.

Le maître : Prends ce drap entre tes dents et secoue fort... Qu’as-tu senti ?

Jacques : Rien ; la cruche me paraît sans fêlure.

Le maître : Tant mieux. Tu veux te lever, je crois ?

Jacques : Et que voulez-vous que je fasse là ?

Le maître : Je veux que tu te reposes.

Jacques : Mon avis, à moi, est que nous déjeunions et que nous partions.

Le maître : Et le cheval ?

Jacques : Je l’ai laissé chez son maître, honnête homme, galant homme, qui l’a repris pour ce qu’il nous l’a vendu.

Le maître : Et cet honnête homme, ce galant homme, sais-tu qui il est ?

Jacques : Non.

Le maître : Je te le dirai quand nous serons en route.

Jacques : Et pourquoi pas à présent ? Quel mystère y a-t-il à cela ?

Le maître : Mystère ou non, quelle nécessité y a-t-il de te l’apprendre dans ce moment ou dans un autre ?

Jacques : Aucune.

Le maître : Mais il te faut un cheval.

Jacques : L’hôte de cette auberge ne demandera peut-être pas mieux que de nous céder un des siens.

Le maître : Dors encore un moment, et je vais voir à cela. »

 

Le maître de Jacques descend, ordonne le déjeuner, achète un cheval, remonte et trouve Jacques habillé. Ils ont déjeuné et les voilà partis ; Jacques protestant qu’il était malhonnête de s’en aller sans avoir fait une visite de politesse au citoyen à la porte duquel il s’était presque assommé et qui l’avait si obligeamment secouru, son maître le tranquillisant sur sa délicatesse par l’assurance qu’il avait bien récompensé ses satellites qui l’avaient apporté à l’auberge ; Jacques prétendant que l’argent donné aux serviteurs ne l’acquittait pas avec leur maître ; que c’était ainsi que l’on inspirait aux hommes le regret et le dégoût de la bienfaisance, et que l’on se donnait à soi-même un air d’ingratitude. « Mon maître, j’entends tout ce que cet homme dit de moi par ce que je dirais de lui, s’il était à ma place et moi à la sienne... »

Ils sortaient de la ville lorsqu’ils rencontrèrent un homme grand et vigoureux, le chapeau bordé sur la tête, l’habit galonné sur toutes les tailles allant seul si vous en exceptez deux grands chiens qui le précédaient. Jacques ne l’eut pas plus tôt aperçu, que descendre de cheval, s’écrier : « C’est lui ! » et se jeter à son cou, fut l’affaire d’un instant. L’homme aux deux chiens paraissait très embarrassé des caresses de Jacques, le repoussait doucement, et lui disait : « Monsieur, vous me faites trop d’honneur.

– Eh non ! je vous dois la vie, et je ne saurais trop vous en remercier.

– Vous ne savez pas qui je suis.

– N’êtes-vous pas le citoyen officieux qui m’a secouru, qui m’a saigné et qui m’a pansé, lorsque mon cheval...

– Il est vrai.

– N’êtes-vous pas le citoyen honnête qui a repris ce cheval pour le même prix qu’il me l’avait vendu ?

– Je le suis. » Et Jacques de le rembrasser sur une joue et sur l’autre, et son maître de sourire, et les deux chiens debout, le nez en l’air et comme émerveillés d’une scène qu’ils voyaient pour la première fois. Jacques, après avoir ajouté à ses démonstrations de gratitude force révérences, que son bienfaiteur ne lui rendait pas, et force souhaits qu’on recevait froidement, remonte sur son cheval, et dit à son maître : « J’ai la plus profonde vénération pour cet homme que vous devez me faire connaître.

Le maître : Et pourquoi, Jacques, est-il vénérable à vos yeux ?

Jacques : C’est que, n’attachant aucune importance aux services qu’il rend, il faut qu’il soit naturellement officieux et qu’il ait une longue habitude de bienfaisance.

Le maître : Et à quoi jugez-vous cela ?

Jacques : À l’air indifférent et froid avec lequel il a reçu mon remerciement ; il ne me salue point ; il ne me dit pas un mot, il semble me méconnaître, et peut-être à présent se dit-il en lui-même avec un sentiment de mépris : « Il faut que la bienfaisance soit fort étrangère à ce voyageur, et que l’exercice de la justice lui soit bien pénible, puisqu’il en est si touché... » Qu’est-ce qu’il y a donc de si absurde dans ce que je vous dis, pour vous faire rire de si bon cœur !... Quoi qu’il en soit, dites-moi le nom de cet homme, afin que je l’écrive sur mes tablettes.

Le maître : Très volontiers ; écrivez.

Jacques : Dites.

Le maître : Écrivez : l’homme auquel je porte la plus profonde vénération...

Jacques : La plus profonde vénération...

Le maître : Est...

Jacques : Est...

Le maître : Le bourreau de ***.

Jacques : Le bourreau !

Le maître : Oui, oui, le bourreau.

Jacques : Pourriez-vous me dire où est le sel de cette plaisanterie ?

Le maître : Je ne plaisante point. Suivez les chaînons de votre gourmette. Vous avez besoin d’un cheval, le sort vous adresse à un passant, et ce passant, c’est un bourreau. Ce cheval vous conduit deux fois entre des fourches patibulaires ; la troisième, il vous dépose chez un bourreau ; là vous tombez sans vie, de là on vous apporte, où ? dans une auberge, un gîte, un asile commun. Jacques, savez-vous l’histoire de la mort de Socrate ?

Jacques : Non.

Le maître : C’était un sage d’Athènes. Il y a longtemps que le rôle de sage est dangereux parmi les fous.