Ses concitoyens le condamnèrent à boire la ciguë. Eh bien ! Socrate fit comme vous venez de faire ; il en usa avec le bourreau qui lui présenta la ciguë aussi poliment que vous. Jacques, vous êtes une espèce de philosophe, convenez-en. Je sais bien que c’est une race d’hommes odieuse aux grands, devant lesquels ils ne fléchissent pas le genou ; aux magistrats, protecteurs par état des préjugés qu’ils poursuivent ; aux prêtres qui les voient rarement au pied de leurs autels ; aux poètes, gens sans principes et qui regardent sottement la philosophie comme la cognée des beaux-arts, sans compter que ceux même d’entre eux qui se sont exercés dans le genre odieux de la satire, n’ont été que des flatteurs ; aux peuples, de tout temps les esclaves des tyrans qui les oppriment, des fripons qui les trompent, et des bouffons qui les amusent. Ainsi je connais, comme vous voyez, tout le péril de votre profession et toute l’importance de l’aveu que je vous demande ; mais je n’abuserai pas de votre secret. Jacques, mon ami, vous êtes un philosophe, j’en suis fâché pour vous ; et s’il est permis de lire dans les choses présentes celles qui doivent arriver un jour, et si ce qui est écrit là-haut se manifeste quelquefois aux hommes longtemps avant l’événement, je présume que votre mort sera philosophique, et que vous recevrez le lacet d’aussi bonne grâce que Socrate reçut la coupe de la ciguë.
Jacques : Mon maître, un prophète ne dirait pas mieux ; mais heureusement...
Le maître : Vous n’y croyez pas trop ; ce qui achève de donner de la force à mon pressentiment.
Jacques : Et vous, monsieur, y croyez-vous ?
Le maître : J’y crois ; mais je n’y croirais pas que ce serait sans conséquence.
Jacques : Et pourquoi ?
Le maître : C’est qu’il n’y a du danger que pour ceux qui parlent ; et je me tais.
Jacques : Et aux pressentiments ?
Le maître : J’en ris, mais j’avoue que c’est en tremblant. Il y en a qui ont un caractère si frappant ! On a été bercé de ces contes-là de si bonne heure ! Si vos rêves s’étaient réalisés cinq ou six fois, et qu’il vous arrivât de rêver que votre ami est mort, vous iriez bien vite le matin chez lui pour savoir ce qui en est. Mais les pressentiments dont il est impossible de se défendre, ce sont surtout ceux qui se présentent au moment où la chose se passe loin de nous, et qui ont un air symbolique.
Jacques : Vous êtes quelquefois si profond et si sublime que je ne vous entends pas. Ne pourriez-vous pas m’éclaircir cela par un exemple ?
Le maître : Rien de plus aisé. Une femme vivait à la campagne avec son mari octogénaire et attaqué de la pierre. Le mari quitte sa femme et vient à la ville se faire opérer. La veille de l’opération il écrit à sa femme : « À l’heure où vous recevrez cette lettre, je serai sous le bistouri de frère Cosme... » Tu connais ces anneaux de mariage qui se séparent en deux parties, sur chacune desquelles les noms de l’époux et de sa femme sont gravés. Eh bien ! cette femme en avait un pareil au doigt, lorsqu’elle ouvrit la lettre de son mari. À l’instant, les deux moitiés de cet anneau se séparent ; celle qui portait son nom reste à son doigt ; celle qui portait le nom de son mari tombe brisée sur la lettre qu’elle lisait... Dis-moi, Jacques, crois-tu qu’il y ait de tête assez forte, d’âme assez ferme, pour n’être pas plus ou moins ébranlée d’un pareil incident, et dans une circonstance pareille ? Aussi cette femme en pensa mourir. Ses transes durèrent jusqu’au jour de la poste suivante pour laquelle son mari lui écrivit que l’opération s’était faite heureusement qu’il était hors de tout danger, et qu’il se flattait de l’embrasser avant la fin du mois.
Jacques : Et l’embrassa-t-il en effet ?
Le maître : Oui.
Jacques : Je vous ai fait cette question, parce que j’ai remarqué plusieurs fois que le destin était cauteleux. On lui dit au premier moment qu’il en aura menti, et il se trouve au second moment, qu’il a dit vrai. Ainsi donc, monsieur, vous me croyez dans le cas du pressentiment symbolique ; et, malgré vous, vous me croyez menacé de la mort du philosophe ?
Le maître : Je ne saurais te le dissimuler ; mais pour écarter cette triste idée, ne pourrais-tu pas ?...
Jacques : Reprendre l’histoire de mes amours ?... »
Jacques reprit l’histoire de ses amours. Nous l’avions laissé, je crois, avec le chirurgien.
Le chirurgien : J’ai peur qu’il n’y ait de la besogne à votre genou pour plus d’un jour.
Jacques : Il y en aura tout juste pour tout le temps qui est écrit là-haut, qu’importe ?
Le chirurgien : À tant par jour pour le logement, la nourriture et mes soins, cela fera une somme.
Jacques : Docteur, il ne s’agit pas de la somme pour tout ce temps ; mais combien par jour.
Le chirurgien : Vingt-cinq sous, serait-ce trop ?
Jacques : Beaucoup trop ; allons, docteur, je suis un pauvre diable : ainsi réduisons la chose à la moitié, et avisez le plus promptement que vous pourrez à me faire transporter chez vous.
Le chirurgien : Douze sous et demi, ce n’est guère ; vous mettrez bien les treize sous !
Jacques : Douze sous et demi, treize sous... Tope.
Le chirurgien : Et vous paierez tous les jours ?
Jacques : C’est la condition.
Le chirurgien : C’est que j’ai une diable de femme qui n’entend pas raillerie, voyez-vous.
Jacques : Eh ! docteur, faites-moi transporter bien vite auprès de votre diable de femme.
Le chirurgien : Un mois à treize sous par jour, c’est dix-neuf livres dix sous. Vous mettrez bien vingt francs ?
Jacques : Vingt francs, soit.
Le chirurgien : Vous voulez être bien nourri, bien soigné, promptement guéri. Outre la nourriture, le logement et les soins, il y aura peut-être les médicaments, il y aura des linges, il y aura...
Jacques : Après ?
Le chirurgien : Ma foi, le tout vaudra bien vingt-quatre francs.
Jacques : Va pour vingt-quatre francs ; mais sans queue.
Le chirurgien : Un mois à vingt-quatre francs ; deux mois, cela fera quarante-huit livres ; trois mois, cela fera soixante et douze. Ah ! que la doctoresse serait contente, si vous pouviez lui avancer, en entrant, la moitié de ces soixante et douze livres !
Jacques : J’y consens.
Le chirurgien : Elle serait bien plus contente encore...
Jacques : Si je payais le quartier ? Je le paierai.
Jacques ajouta : « Le chirurgien alla retrouver mes hôtes, les prévint de notre arrangement, et un moment après, l’homme, la femme et les enfants se rassemblèrent autour de mon lit avec un air serein ; ce furent des questions sans fin sur ma santé et sur mon genou, des éloges sur le chirurgien, leur compère et sa femme, des souhaits à perte de vue, la plus belle affabilité, un intérêt ! un empressement à me servir ! Cependant le chirurgien ne leur avait pas dit que j’avais quelque argent, mais ils connaissaient l’homme ; il me prenait chez lui, et ils le savaient. Je payai ce que je devais à ces gens ; je fis aux enfants de petites largesses que leur père et mère ne laissèrent pas longtemps entre leurs mains. C’était le matin. L’hôte partit pour s’en aller aux champs, l’hôtesse prit sa hotte sur ses épaules et s’éloigna ; les enfants, attristés et mécontents d’avoir été spoliés, disparurent, et quand il fut question de me tirer de mon grabat, de me vêtir et de m’arranger sur mon brancard, il ne se trouva personne que le docteur, qui se mit à crier à tue-tête et que personne n’entendit.
Le maître : Et Jacques, qui aime à se parler à lui-même, se disait apparemment : « Ne payez jamais d’avance, si vous ne voulez pas être mal servi. »
Jacques : Non, mon maître ; ce n’était pas le temps de moraliser, mais bien celui de s’impatienter et de jurer. Je m’impatientai, je jurai, je fis de la morale ensuite : et tandis que je moralisais, le docteur, qui m’avait laissé seul, revint avec deux paysans qu’il avait loués pour mon transport et à mes frais, ce qu’il ne me laissa pas ignorer. Ces hommes me rendirent tous les soins préliminaires à mon installation sur l’espèce de brancard qu’on me fit avec un matelas étendu sur des perches.
Le maître : Dieu soit loué ! te voilà dans la maison du chirurgien, et amoureux de la femme ou de la fille du docteur.
Jacques : Je crois, mon maître, que vous vous trompez.
Le maître : Et tu crois que je passerai trois mois dans la maison du docteur avant que d’avoir entendu le premier mot de tes amours ? Ah ! Jacques, cela ne se peut. Fais-moi grâce, je te prie, et de la description de la maison, et du caractère du docteur, et de l’humeur de la doctoresse, et des progrès de ta guérison ; saute, saute par-dessus tout cela. Au fait ! allons au fait ! Voilà ton genou à peu près guéri, te voilà assez bien portant, et tu aimes.
Jacques : J’aime donc, puisque vous êtes si pressé.
Le maître : Et qui aimes-tu ?
Jacques : Une grande brune de dix-huit ans faite au tour, grands yeux noirs, petite bouche vermeille, beaux bras, jolies mains...
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