Le porteballe détermina, par l’espoir d’une récompense, les paysans à courir après Jacques. Voilà donc une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants allant et criant : « Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! » et le porteballe les suivant d’aussi près que le fardeau dont il était chargé le lui permettait, et criant : « Au voleur ! au voleur ! à l’assassin !... »

Ils sont entrés dans la ville, car c’est dans une ville que Jacques et son maître avaient séjourné la veille ; je me le rappelle à l’instant. Les habitants quittent leurs maisons, se joignent aux paysans et au porteballe, tous vont criant à l’unisson : « Au voleur ! au voleur ! à l’assassin !... » Tous atteignent Jacques en même temps. Le porteballe s’élançant sur lui, Jacques lui détache un coup de botte, dont il est renversé par terre, mais n’en criant pas moins : « Coquin, fripon, scélérat, rends-moi ma montre ; tu me la rendras, et tu n’en seras pas moins pendu... » Jacques, gardant son sang-froid, s’adressait à la foule qui grossissait à chaque instant, et disait : « Il y a un magistrat de police ici, qu’on me mène chez lui : là, je ferai voir que je ne suis point un coquin, et que cet homme en pourrait bien être un. Je lui ai pris une montre, il est vrai ; mais cette montre est celle de mon maître. Je ne suis point inconnu dans cette ville : avant-hier au soir nous y arrivâmes mon maître et moi, et nous avons séjourné chez M. le lieutenant général, son ancien ami. » Si je ne vous ai pas dit plus tôt que Jacques et son maître avaient passé par Conches, et qu’ils avaient logé chez M. le lieutenant général de ce lieu, c’est que cela ne m’est pas revenu plus tôt. « Qu’on me conduise chez M. le lieutenant général », disait Jacques, et en même temps il mit pied à terre. On le voyait au centre du cortège, lui, son cheval et le porteballe. Ils marchent, ils arrivent à la porte du lieutenant général. Jacques, son cheval et le porteballe entrent, Jacques et le porteballe se tenant l’un l’autre à la boutonnière. La foule reste en dehors.

Cependant, que faisait le maître de Jacques ? Il s’était assoupi au bord du grand chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, et l’animal paissait l’herbe autour du dormeur, autant que la longueur de la bride le lui permettait.

Aussitôt que le lieutenant général aperçut Jacques, il s’écria : « Eh ! c’est toi, mon pauvre Jacques ! Qu’est-ce qui te ramène seul ici ?

– La montre de mon maître : il l’avait laissée pendue au coin de la cheminée, et je l’ai retrouvée dans la balle de cet homme ; notre bourse, que j’ai oubliée sous mon chevet, et qui se retrouvera si vous l’ordonnez.

– Et que cela soit écrit là-haut... », ajouta le magistrat.

À l’instant il fit appeler ses gens : à l’instant le porteballe montrant un grand drôle de mauvaise mine, et nouvellement installé dans la maison, dit : « Voilà celui qui m’a vendu la montre. »

Le magistrat, prenant un air sévère, dit au porteballe et à son valet : « Vous mériteriez tous deux les galères, toi pour avoir vendu la montre, toi pour l’avoir achetée... » À son valet : « Rends à cet homme son argent, et mets bas ton habit sur le champ... » Au porteballe : « Dépêche-toi de vider le pays, si tu ne veux pas y rester accroché pour toujours. Vous faites tous deux un métier qui porte malheur... Jacques, à présent il s’agit de ta bourse. » Celle qui se l’était appropriée comparut sans se faire appeler ; c’était une grande fille faite au tour. « C’est moi, monsieur, qui ai la bourse, dit-elle à son maître ; mais je ne l’ai point volée : c’est lui qui me l’a donnée.

– Je vous ai donné ma bourse ?

– Oui.

– Cela se peut, mais que le diable m’emporte si je m’en souviens... »

Le magistrat dit à Jacques : « Allons, Jacques, n’éclaircissons pas cela davantage.

– Monsieur...

– Elle est jolie et complaisante à ce que je vois.

– Monsieur, je vous jure...

– Combien y avait il dans la bourse ?

– Environ neuf cent dix-sept livres.

– Ah ! Javotte ! neuf cent dix-sept livres pour une nuit, c’est beaucoup trop pour vous et pour lui. Donnez-moi la bourse... »

La grande fille donna la bourse à son maître qui en tira un écu de six francs : « Tenez, lui dit-il, en lui jetant l’écu, voilà le prix de vos services ; vous valez mieux, mais pour un autre que Jacques. Je vous en souhaite deux fois autant tous les jours, mais hors de chez moi, entendez-vous ? Et toi, Jacques, dépêche-toi de remonter sur ton cheval et de retourner à ton maître. »

Jacques salua le magistrat et s’éloigna sans répondre, mais il disait en lui-même : « L’effrontée, la coquine ! il était donc écrit là-haut qu’un autre coucherait avec elle, et que Jacques paierait !... Allons, Jacques, console-toi ; n’es-tu pas trop heureux d’avoir rattrapé ta bourse et la montre de ton maître, et qu’il t’en ait si peu coûté ? »

Jacques remonte sur son cheval et fend la presse qui s’était faite à l’entrée de la maison du magistrat ; mais comme il souffrait avec peine que tant de gens le prissent pour un fripon, il affecta de tirer la montre de sa poche et de regarder l’heure qu’il était ; puis il piqua des deux son cheval, qui n’y était pas fait, et qui n’en partit qu’avec plus de célérité. Son usage était de le laisser aller à sa fantaisie ; car il trouvait autant d’inconvénient à l’arrêter quand il galopait, qu’à le presser quand il marchait lentement. Nous croyons conduire le destin, mais c’est toujours lui qui nous mène : et le destin, pour Jacques, était tout ce qui le touchait ou l’approchait, son cheval, son maître, un moine, un chien, une femme, un mulet, une corneille. Son cheval le conduisait donc à toutes jambes vers son maître, qui s’était assoupi sur le bord du chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, comme je vous l’ai dit. Alors le cheval tenait à la bride ; mais lorsque Jacques arriva, la bride était restée à sa place, et le cheval n’y tenait plus. Un fripon s’était apparemment approché du dormeur, avait doucement coupé la bride et emmené l’animal. Au bruit du cheval de Jacques, son maître se réveilla, et son premier mot fut : « Arrive, arrive, maroufle ! je te vais... » Là, il se mit à bâiller d’une aune.

« Bâillez, bâillez, monsieur, tout à votre aise, lui dit Jacques, mais où est votre cheval ?

– Mon cheval ?

– Oui, votre cheval... »

Le maître s’apercevant aussitôt qu’on lui avait volé son cheval, se disposait à tomber sur Jacques à grands coups de bride, lorsque Jacques lui dit : « Tout doux, monsieur, je ne suis pas d’humeur aujourd’hui à me laisser assommer ; je recevrai le premier coup, mais je jure qu’au second je pique des deux et vous laisse là... »

Cette menace de Jacques fit tomber subitement la fureur de son maître, qui lui dit d’un ton radouci : « Et ma montre ?

– La voilà.

– Et ta bourse ?

– La voilà.

– Tu as été bien longtemps.

– Pas trop pour tout ce que j’ai fait. Écoutez bien. Je suis allé, je me suis battu, j’ai ameuté tous les paysans de la campagne, j’ai ameuté tous les habitants de la ville, j’ai été pris pour voleur de grand chemin, j’ai été conduit chez le juge, j’ai subi deux interrogatoires, j’ai presque fait pendre deux hommes, j’ai fait mettre à la porte un valet, j’ai fait chasser une servante, j’ai été convaincu d’avoir couché avec une créature que je n’ai jamais vue et que j’ai pourtant payée ; et je suis revenu.

– Et moi, en t’attendant...

– En m’attendant il était écrit là-haut que vous vous endormiriez, et qu’on vous volerait votre cheval. Eh bien ! monsieur, n’y pensons plus ! c’est un cheval perdu et peut-être est-il écrit là-haut qu’il se retrouvera.

– Mon cheval ! mon pauvre cheval !

– Quand vous continuerez vos lamentations jusqu’à demain, il n’en sera ni plus ni moins.

– Qu’allons-nous faire ?

– Je vais vous prendre en croupe, ou, si vous l’aimez mieux, nous quitterons nos bottes, nous les attacherons sur la selle de mon cheval, et nous poursuivrons notre route à pied.

– Mon cheval ! mon pauvre cheval ! »

Ils prirent le parti d’aller à pied, le maître s’écriant de temps en temps : « Mon cheval ! mon pauvre cheval ! » et Jacques paraphrasant l’abrégé de ses aventures. Lorsqu’il en fut à l’accusation de la fille, son maître lui dit :

« Vrai, Jacques, tu n’avais pas couché avec cette fille ?

Jacques : Non, monsieur.

Le maître : Et tu l’as payée ?

Jacques : Assurément !

Le maître : Je fus une fois en ma vie plus malheureux que toi.

Jacques : Vous payâtes après avoir couché ?

Le maître : Tu l’as dit.

Jacques : Est-ce que vous ne me raconterez pas cela ?

Le maître : Avant que d’entrer dans l’histoire de mes amours, il faut être sorti de l’histoire des tiennes.