Et maintenant elle n’avait personne pour la protéger. Ernest était mort et Henri, qui travaillait à la décoration des églises, était presque toujours parti quelque part dans la campagne. De plus, les invariables disputes d’argent du samedi soir commençaient à la fatiguer d’une manière indicible. Elle donnait toujours ses gages en entier, sept shillings, et Henri envoyait toujours ce qu’il pouvait, mais la difficulté était d’obtenir quelque argent du père. Il prétendait qu’elle le gaspillait, qu’elle n’avait pas de tête, qu’il n’allait pas lui donner l’argent qu’il avait si péniblement gagné pour qu’elle le jetât à la rue, et bien d’autres choses encore, car d’habitude il était très mauvais le samedi soir. À la fin il lui donnait l’argent, et demandait si elle avait l’intention d’acheter le dîner du dimanche. Alors il lui fallait se précipiter dehors et faire son marché comme elle pouvait ; elle tenait serrée dans sa main la bourse en cuir noir, et se frayait des coudes un chemin à travers la foule ; puis elle revenait tard à la maison, courbée sous le poids de ses provisions. C’était un dur travail que de tenir la maison, de veiller à ce que les deux petits enfants laissés à sa charge aient leurs repas régulièrement et aillent à l’école de même. Oui, un dur travail, une dure vie ; mais maintenant qu’elle était sur le point de la quitter, elle ne la trouvait pas entièrement dépourvue d’attrait.
Elle allait tâter d’une autre vie avec Frank. Frank était très bon, brave et généreux. Elle devait partir avec lui, sur le bateau du soir, pour être sa femme et vivre avec lui à Buenos Aires, où il avait une maison qui les attendait. Comme elle se souvenait bien de la première fois où elle l’avait vu ! Il logeait dans une maison de la grand-rue, où elle avait pris l’habitude d’aller le voir. Il semblait qu’il n’y eût que quelques semaines de cela. Il se tenait à la grille, sa casquette à visière était repoussée en arrière, et ses cheveux retombaient en avant sur son visage bronzé. Peu à peu, ils avaient appris à se connaître. Il venait la retrouver devant le magasin chaque soir et la raccompagnait à la maison. Il l’avait menée voir La fille bohémienne ; et d’être assise avec lui à une place inaccoutumée, au théâtre, elle s’était sentie transportée. Il était passionné de musique, il chantait un peu. Les gens savaient qu’ils étaient amoureux, et, quand il chantait cette chanson sur la fille qui aimait un marin, elle se sentait agréablement confuse. Il l’appelait coquelicot, pour s’amuser.
Au début elle éprouvait l’excitation d’avoir un ami ; et puis, elle avait commencé à l’aimer. Il racontait des histoires de contrées lointaines. Il avait commencé comme mousse, à une livre par mois, sur un bateau de l’Allan line, ligne du Canada. Il lui disait les noms des bateaux sur lesquels il avait été, et les noms des différentes compagnies. Il avait traversé le détroit de Magellan, il lui racontait des anecdotes sur les terribles Patagons. Il avait trouvé une bonne position à Buenos Aires, disait-il ; il était revenu au vieux pays rien que pour les vacances. Naturellement, son père avait découvert toute l’histoire et lui avait défendu de lui reparler jamais. « Je les connais, tous ces marins », disait-il ; un jour il s’était querellé avec Frank, et depuis elle ne pouvait revoir son amoureux qu’en secret.
Le soir s’épaississait dans l’avenue. La blancheur de deux lettres qu’elle tenait sur ses genoux devenait indistincte. L’une était destinée à Henri, l’autre à son père. Ernest avait été son préféré, mais elle aimait Henri aussi.
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