Son père commençait à se faire vieux, elle l’avait remarqué ; elle lui manquerait. Quelquefois, il pouvait être très gentil. Il n’y avait pas longtemps, elle était restée couchée un jour, et il lui avait lu tout haut une histoire de revenants, et lui avait grillé un toast devant le feu. Un autre jour encore, alors que sa mère était en vie, ils étaient tous partis en pique-nique jusqu’à la colline de Howth. Elle se rappelait que son père s’était amusé à mettre le chapeau de sa mère, pour faire rire les enfants.

Le temps s’écoulait, mais elle continuait à rester assise à la fenêtre, appuyant sa tête contre le rideau, respirant l’odeur de la cretonne poussiéreuse. Très loin, au bas de l’avenue, elle entendait un orgue de Barbarie qui jouait. Elle connaissait l’air. Quelle chose étrange qu’il se fît entendre ce soir même pour lui remémorer la promesse qu’elle avait faite à sa mère, sa promesse de sauvegarder la maison aussi longtemps qu’elle le pourrait ! Elle se souvenait du dernier soir de la maladie de sa mère ; de nouveau, elle se voyait dans la chambre obscure et chaude, à l’autre bout du hall ; et au-dehors résonnait cet air italien mélancolique. On avait fait dire à l’homme de s’en aller, et on lui avait donné six pence. Elle se rappelait la démarche raide de son père, quand il était entré dans la chambre de la malade et qu’il avait dit :

« Ces damnés Italiens ! venir jusqu’ici ! »

Comme elle songeait ainsi, la vision pitoyable de la vie de sa mère instilla un ensorcellement jusqu’au vif de son être, – cette vie banale de sacrifices aboutissant à la démence. Elle trembla, crut entendre à nouveau la voix de sa mère répétant sans cesse avec une stupide insistance :

– Derevaun Seraun ! Derevaun Seraun !

Dans une subite impulsion de terreur elle se leva. S’enfuir ! Il lui fallait s’enfuir ! Frank la sauverait. Il lui donnerait la vie, peut-être l’amour aussi. En tout cas elle voulait vivre. Pourquoi serait-elle malheureuse ? Elle avait droit au bonheur. Frank la prendrait dans ses bras, l’envelopperait dans ses bras. Il la sauverait.

***********

Elle se tenait au milieu de la foule grouillante à la gare de North Wall. Il lui serrait la main, et elle se rendait compte qu’il lui parlait, lui disant, lui répétant quelque chose à propos de la traversée. La gare était pleine de soldats avec des bagages bruns. À travers les portes grandes ouvertes des hangars, elle entrevit la masse noire du bateau, s’allongeant à côté du quai, avec ses hublots illuminés. Elle ne répondait rien. Elle sentait que sa joue était pâle et froide, et, du fond d’un abîme de détresse, elle pria Dieu de la guider, de lui montrer où était son devoir. Le bateau lança dans le brouillard un long et funèbre appel.

Si elle partait, demain elle serait sur la mer avec Frank, en route vers Buenos Aires. Leurs places étaient retenues. Pouvait-elle reculer après tout ce qu’il avait fait pour elle ? Sa détresse lui donna comme une nausée, et elle continuait à remuer les lèvres, en fervente et silencieuse prière.

Une cloche qui sonnait retentit dans son cœur. Elle sentit qu’il lui prenait la main :

– Viens !

Toutes les mers du monde déferlaient autour de son cœur. Il la tirait pour l’y engloutir, elle s’y noierait. Des deux mains elle agrippa la rampe de fer.

– Viens !

Non ! Non ! non ! c’était impossible. Ses mains se cramponnaient à la rampe avec frénésie. Du sein des mers qui submergeaient son cœur, elle lança un cri d’angoisse !

– Éveline ! Evvy !

Il s’élança au-delà de la barrière et lui cria de le suivre.