Le jeu montait très haut, et les papiers commençaient à circuler. Jimmy ne savait pas exactement qui gagnait, il savait seulement qu’il perdait. Mais c’était sa faute, car il confondait souvent les cartes, et ses camarades devaient même compter ses points pour lui. C’étaient de rudes camarades, mais il avait envie de s’arrêter. Il se faisait tard. Quelqu’un proposa de boire à la santé du yacht La Belle-de-Newport et quelqu’un d’autre suggéra un grand jeu pour finir.
Le piano s’était tu. Villona avait dû monter sur le pont. Le jeu devenait terrible. Ils s’arrêtèrent un instant, juste avant la fin, pour boire à leur chance. Jimmy comprenait que la partie se jouait entre Routh et Ségouin. Quelle émotion ! Jimmy aussi était ému. Il était perdant, bien sûr. Mais pour quelle somme avait-il signé ? Les jeunes gens se mirent debout pour jouer les derniers coups, parlant et gesticulant. Ce fut Routh qui gagna. La cabine trembla sous les hourras des jeunes gens, et les cartes furent rassemblées. Ils commencèrent alors à récolter ce qu’ils avaient gagné. Farley et Jimmy étaient les plus gros perdants.
Il savait qu’il regretterait ce qu’il avait fait le lendemain matin ; mais pour l’instant il était heureux de ce repos, heureux de cette obscure stupeur qui s’abattait sur sa folie. Il mit ses coudes sur la table et sa tête dans ses mains, comptant les pulsations de ses tempes. La porte de la cabine s’ouvrit, et il vit le Hongrois se détacher sur une ligne de lumière grisâtre :
– L’aube, messieurs !
LES DEUX GALANTS
Le crépuscule d’août gris et tiède était descendu sur la ville et un air doux et tiède, comme un rappel de l’été, soufflait dans les rues. Les rues aux volets clos pour le repos du dimanche s’emplissaient d’une foule gaiement bigarrée. Pareilles à des perles éclairées du dedans, du haut de leurs longs poteaux, les lampes à arc illuminaient le tissu mouvant des humains qui, sans cesse changeant de forme et de couleur, envoyait dans l’air gris et tiède du soir une rumeur incessante, monotone.
Deux jeunes gens descendaient la pente de Rutland Square. L’un d’eux venait de terminer un long monologue. L’autre, qui marchait sur le bord du trottoir devait parfois sauter sur la chaussée à cause de l’impolitesse de son compagnon, l’écoutait, amusé. Il était râblé et rougeaud d’aspect. Une casquette de yacht était repoussée loin, derrière le front, et le récit qu’il écoutait provoquait constamment des vagues d’expression qui partant des coins du nez, des yeux et de la bouche s’étalaient sur tout son visage. Des fusées de rire s’échappaient de son corps, convulsé. Ses yeux, scintillant d’une joie maligne, se dirigeaient à tous moments sur le visage de son compagnon. Une ou deux fois, il réajusta l’imperméable léger qu’il avait jeté sur son épaule à la façon d’un toréador. Ses culottes, ses souliers blancs à semelles caoutchoutées et son imperméable flottant exprimaient la jeunesse. Par contre, ses hanches prenaient de la rondeur, ses cheveux étaient gris et clairsemés, et son visage, les ondes d’expression une fois passées, avait un air ravagé.
Quand il fut certain que le récit était terminé, il rit silencieusement durant une bonne demi-minute.
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