Puis il dit :
– Ça, par exemple… c’est le bouquet !
La voix paraissait exempte de toute vigueur et, pour renforcer ses paroles, il ajouta avec humour :
– Ça, c’est le bouquet, et si j’ose m’exprimer ainsi, le bouquet du bouquet.
Il devint sérieux et se tut. Il se sentait fatigué d’avoir parlé tout l’après-midi dans un bar de Dorset Street. La plupart des gens considéraient Lenehan comme un souteneur ; mais en dépit de cette réputation, sa diplomatie et son éloquence avaient toujours empêché ses amis de se liguer contre lui. Il avait une façon dégagée de s’approcher d’un de leurs groupes dans un cabaret, de se maintenir habilement sur la lisière jusqu’à ce qu’on fît cercle autour de lui. C’était un joyeux drôle pourvu de tout un stock d’histoires, de bons mots et de devinettes, insensible à tous les genres d’impolitesse. Personne ne savait comment il résolvait le dur problème de la vie, cependant son nom se trouvait vaguement associé à des ragots de courses.
– Où l’as-tu levée, Corley ? demanda-t-il.
Corley passa rapidement la langue sur sa lèvre supérieure.
– Une nuit, vieux, dit-il, je descendais Dame Street lorsque j’aperçois une chic poule postée sous l’horloge de Waterhouse ; je lui dis bonne nuit, tu sais comment. Alors on est allé promener du côté du canal et elle me dit qu’elle était domestique dans une maison de Baggot Street. Ce soir-là, je lui ai serré un brin la taille. Alors, le dimanche suivant, je la rencontre sur rendez-vous. On se trimbale à Donybrook où je la mène dans un champ. Elle me dit qu’elle est avec un laitier…
» Épatant, mon vieux. Cigarettes tous les soirs qu’elle m’apportait et mon tram payé aller et retour, et une nuit voilà-t-il pas qu’elle me donne deux fameux cigares. Oh ! de la bonne marque, tu sais, de ceux que le vieux bonze avait l’habitude de fumer. J’ai eu peur, mon vieux, qu’elle ne devienne enceinte. Mais elle connaît son affaire.
– C’est peut-être qu’elle croit que tu vas l’épouser, dit Lenehan.
– Je lui ai dit que je chômais, dit Corley, je lui ai dit que j’étais chez Pim. Elle ne sait pas mon nom. Je suis trop bien dégourdi pour le lui sortir ; mais elle me croit un peu un Monsieur, tu sais.
De nouveau Lenehan rit sans bruit.
– De toutes les bonnes histoires que j’ai entendues, celle-là est la meilleure.
Corley se trémoussa de plaisir à la louange. Le dandinement de son gros corps força son ami à sautiller à plusieurs reprises du trottoir à la chaussée. Fils d’un inspecteur de police, il avait hérité de la stature et de la démarche de son père. Il marchait les mains sur les hanches, droit et balançant la tête de droite à gauche. Sa tête était large, sphérique, graisseuse ; elle suintait par tous les temps, et son chapeau à larges bords posé de côté ressemblait à un oignon qui aurait germé d’un autre. Il regardait toujours devant lui comme s’il était à la parade ; et lorsqu’il voulait suivre quelqu’un du regard, il fallait qu’il se déhanchât. Pour l’instant il chômait. Chaque fois qu’il y avait de l’ouvrage, un ami se trouvait toujours là pour lui donner le mot de passe. On le voyait souvent marcher en compagnie d’agents de police en civil et parler avec animation. Il connaissait l’envers de toutes choses et aimait à prononcer des jugements définitifs. Il parlait sans écouter les propos de ses compagnons. Sa conversation roulait principalement sur lui-même. Ce qu’il avait dit à telle personne, ce que telle personne lui avait répondu et ce qu’il avait dit pour régler l’affaire. Quand il répétait ces dialogues, il aspirait la première lettre de son nom à la façon des Florentins.
Lenehan offrit une cigarette à son ami.
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