Nous nous étions ligués en bande les uns avec jactance, d’autres en guise de plaisanterie, certains presque avec frayeur ; je faisais partie des Peaux Rouges forcés qui redoutaient de paraître studieux ou qu’on accusait de manquer de virilité. Les aventures racontées dans la littérature du Wild West étaient loin de ma nature, mais du moins m’ouvraient-elles des portes d’évasion. Je préférais certaines histoires de détectives où de temps à autre passaient de belles filles cruelles et échevelées. Quoiqu’il n’y eût rien de mal dans ces histoires et que leur visée fût parfois littéraire, elles ne circulaient à l’école qu’en secret. Un jour que le père Butler écoutait nos quatre pages d’histoire romaine, ce maladroit de Léo Dillon se fit pincer avec un des numéros de The Half Penny Marvel. « Cette page-ci ou celle-là ? Celle-ci ? Voyons, Dillon, à vous : À peine le jour… continuez… quel jour ?… À peine le jour était-il paru… savez-vous votre leçon ?… mais qu’avez-vous donc dans votre poche ? »

Tous, le cœur battant, nous regardions Dillon qui sortait le journal et chacun prenait une expression innocente. Le père Butler feuilleta le journal, fronçant les sourcils.

– Qu’est-ce que c’est que tout ce galimatias ? dit-il. Le Chef des Wokotas ! C’est cela que vous lisez, au lieu d’apprendre votre histoire romaine ? Que je ne retrouve jamais de pareilles sornettes ici ! L’homme, qui a écrit cela, était j’imagine un pauvre diable qui voulait gagner de quoi aller au cabaret. Je suis étonné que des garçons bien élevés comme vous l’êtes lisent ces sottises. Je pourrais le comprendre à la rigueur si vous étiez des garçons de l’école nationale. Maintenant, Dillon, je vous préviens, une fois pour toutes, au travail, ou sinon…

Survenant en pleine classe, cette remontrance fit pâlir à mes yeux la gloire du Wild West et la figure confuse et bouffie de Léo Dillon éveilla l’une de mes consciences. Mais loin de l’influence restrictive de l’école j’avais de nouveau appétit de ces sensations intenses, j’aspirais à l’affranchissement, que seules semblaient m’offrir ces histoires de révolte, et les jeux guerriers du soir devinrent aussi monotones que la routine de l’école du matin, je désirais tellement que des aventures réelles m’arrivassent. Mais les vraies aventures, me disais-je, n’arrivent pas à ceux qui restent à la maison ; il faut les chercher au-dehors.

On était presque aux vacances d’été quand je me résolus à rompre, ne fût-ce que pour un jour, cette monotonie de la vie d’école. Avec Léo Dillon et un garçon nommé Mahony, nous projetâmes une journée d’école buissonnière. Chacun de nous dut économiser douze sous. Nous devions nous rejoindre à dix heures du matin sur le pont du canal. La sœur de Mahony écrirait une excuse pour lui, et Léo Dillon dirait à son frère d’annoncer qu’il était malade. Nous fîmes le plan de longer la rue des Quais jusqu’aux bateaux, ensuite de traverser avec le bac, et de nous promener jusqu’au Pigeonnier.

Léo Dillon avait une peur bleue d’y rencontrer le père Butler ou tout autre du collège ; mais Mahony demanda, avec beaucoup de raison, ce que le père Butler pourrait bien faire au Pigeonnier. Nous nous rassurâmes et je menai à bien la première partie du complot, en rassemblant les douze sous de chacun des deux, leur montrant en même temps les miens. Nous étions tous vaguement émus le soir en prenant nos dernières dispositions. Nous nous serrâmes la main en riant, et Mahony dit :

– À demain matin, les copains.

Cette nuit-là je dormis mal. Le matin, j’arrivai au pont bon premier, d’autant que j’habitais le plus près. Je cachai mes livres dans les hautes herbes, près du trou aux cendres, au bout du jardin, là où jamais personne ne venait, et je me dépêchai de courir le long de la berge du canal.

Un doux soleil matinal brillait dans cette première semaine de juin. Je m’assis sur le parapet du pont, admirant mes fragiles souliers de toile que j’avais soigneusement blanchis la veille avec de la terre de pipe, et regardant les chevaux dociles qui tiraient, au bout de la colline, un tramway bondé d’ouvriers. Toutes les branches des grands arbres qui bordaient le mail s’égayaient de petites feuilles d’un vert clair, et les rayons du soleil passaient au travers pour tomber dans l’eau. La pierre de granit du pont commençait à être chaude, et je me mis à la tapoter en mesure suivant un air que j’avais en tête. Je me sentais très heureux.

J’étais assis depuis cinq à dix minutes lorsque je vis s’approcher le complet gris de Mahony. Il remontait la colline, souriant, et grimpa pour s’asseoir à côté de moi sur le pont. Pendant notre attente, il sortit une fronde qui pointait de sa poche intérieure, et se mit à m’expliquer certaines améliorations qu’il y avait faites. Je lui demandai pourquoi il l’avait apportée, et il me répondit qu’il l’avait prise pour se payer un peu de rigolade avec les oiseaux.

Mahony ne se privait pas de parler argot librement, et il traitait le père Butler de vieux brûleur.

Nous attendîmes encore un quart d’heure, mais il n’y avait toujours point de Léo Dillon à l’horizon.