À la fin, Mahony sauta par terre et dit :

– Allons, vieux, je savais bien que le gros aurait la frousse !

– Et ses douze sous ?… dis-je.

– Confisqués, dit Mahony. Et tant mieux pour nous. Trente-six ronds au lieu de vingt-quatre.

Nous marchâmes sur la route de la rive nord jusqu’aux usines de vitriol, et tournâmes ensuite à droite, pour longer la route des quais. Aussitôt hors de la vue du public, Mahony se mit à jouer à l’Indien. Il poursuivit une troupe de filles déguenillées, en brandissant sa fronde non chargée, et, lorsque deux loqueteux, par chevalerie, se mirent à nous lancer des pierres, il me proposa de leur courir sus.

J’arguai que ces garçons étaient trop petits et nous nous remîmes en route, toute la troupe déguenillée hurlant derrière nous : « Protestants ! Protestants ! » pensant que nous étions protestants, parce que Mahony très brun de peau, avait sur sa casquette l’insigne en argent d’un club de cricket. En arrivant au Fer à repasser, nous essayâmes d’un jeu de siège, mais ce fut un échec, car il faut être au moins trois pour y jouer. Nous nous vengeâmes de Léo Dillon en le traitant de froussard et en essayant de deviner ce qu’il attraperait de M. Ryan à trois heures.

Nous arrivâmes ensuite à la rivière, et restâmes longtemps à nous promener parmi les rues bruyantes, flanquées de hauts murs de pierre, surveillant le travail des grues et des machines, rudoyés souvent, parce que nous ne nous garions pas, par les conducteurs des camions gémissants. Il était midi quand nous atteignîmes les quais, et, comme tous les ouvriers étaient en train de déjeuner, nous achetâmes deux gros pains aux raisins et nous assîmes pour les manger sur un tuyau en fonte, à côté de la rivière. Nous étions enchantés du spectacle du commerce de Dublin : des chalands qui se signalaient de fort loin par les volutes de leur fumée floconneuse, des bruns bateaux de pêche jusque par-delà Ringsend, et du grand vaisseau blanc à voiles que l’on déchargeait sur le quai opposé. Mahony disait que ce serait une farce épatante à faire que de se sauver en mer sur l’un de ces trois-mâts, et moi-même, en regardant leurs mâts si hauts, je voyais, je m’imaginais voir cette géographie qui m’avait été pauvrement enseignée à l’école, qui tout à coup prenait corps sous mes yeux.

L’école et la maison s’éloignaient, et leur influence sur nous semblait diminuer.

Nous traversâmes le Liffey par le bac, et, acquittant notre péage, fûmes transportés en compagnie de deux ouvriers et d’un petit juif avec un sac. Nous étions sérieux jusqu’à la solennité, mais une fois, durant le court voyage, nos yeux se rencontrèrent et nous nous mîmes à rire. En abordant, nous allâmes voir décharger le gracieux trois-mâts que nous avions remarqué de l’autre quai. Un spectateur déclara que c’était un bateau norvégien. J’allai jusqu’à la poupe pour essayer de déchiffrer son nom, mais sans succès ; et je revins inspecter les marins étrangers, pour tâcher de voir si l’un d’eux aurait, par hasard, des yeux verts, car j’avais comme une vague notion… mais les yeux des marins étaient bleus, gris, ou même noirs. Le seul des marins dont on aurait pu dire que ses yeux semblaient verts était un homme grand qui amusait la foule sur le quai, en criant joyeusement chaque fois que les planches tombaient : « Ça va ! Ça va ! »

Quand nous fûmes fatigués du spectacle, nous errâmes lentement dans Ringsend. La journée était devenue étouffante, et, dans les vitrines des épiciers, des biscuits moisis s’étalaient, tout blancs. Nous en achetâmes quelques-uns avec du chocolat, et nous les mangeâmes consciencieusement tout en déambulant au travers des rues crasseuses où vivent les familles des pêcheurs. Nous ne pûmes trouver aucune crémerie ; nous entrâmes à la place dans une boutique misérable et achetâmes chacun une bouteille de limonade framboisée. Rafraîchi, Mahony partit en chasse contre un chat qui filait dans une ruelle, mais il s’échappa dans un très grand champ. Nous nous sentions tous deux assez fatigués, et quand nous eûmes enfin atteint le champ, nous nous dirigeâmes immédiatement vers un talus en pente, par-dessus la crête duquel nous pouvions apercevoir la Dodder. Il était trop tard et nous étions trop las pour mettre à exécution notre projet de visiter le Pigeonnier. Il nous fallait être à la maison avant quatre heures, de peur que notre aventure ne se découvrît. Mahony regardait sa catapulte avec regret, et ce n’est qu’en suggérant que nous pourrions rentrer à la maison par le train que je fis revenir sa gaieté. Le soleil se cacha derrière des nuages, nous laissant avec nos pensées alourdies et les miettes de nos provisions.

Il n’y avait personne que nous dans le champ. Nous étions étendus depuis quelque temps sur le talus, sans parler, quand je vis, à l’autre bout du champ, un homme qui s’approchait. Je le regardai nonchalamment, tout en mâchonnant une de ces tiges vertes avec lesquelles les filles disent la bonne aventure. Il venait lentement le long du talus. Il marchait une main sur la hanche, et de l’autre il tenait une canne avec laquelle il tapait l’herbe légèrement. Il était pauvrement vêtu d’un complet noir verdâtre et était coiffé de ce que nous appelions un chapeau Jules, avec une haute calotte. Il avait l’air passablement vieux, car sa moustache était d’un gris de cendre.