J’ai longtemps cherché les meilleurs moyens de mortifier en elles le sentiment mondain de l’orgueil, et l’autre jour j’ai eu une preuve de mon succès. Ma seconde fille est allée avec sa mère visiter l’école, et à son retour elle s’est écriée : “Ô mon père ! combien tous ces enfants de Lowood semblent tranquilles et simples, avec leurs cheveux relevés derrière l’oreille, leurs longs tabliers, leurs petites poches cousues à l’extérieur de leurs robes ! Elles sont vêtues presque comme les enfants des pauvres ; et, ajouta-t-elle, elles regardaient ma robe et celle de maman comme si elles n’eussent jamais vu de soie.”
– Voilà une discipline que j’approuve entièrement, continua Mme Reed ; j’aurais cherché dans toute l’Angleterre que je n’eusse rien trouvé de mieux pour le caractère de Jane. Mais, mon cher monsieur Brockelhurst, je demande de l’uniformité sur tous points.
– Certes, madame, c’est un des premiers devoirs chrétiens, et à Lowood nous l’avons observée dans tout : une nourriture et des vêtements simples, un bien-être que nous avons eu soin de ne pas exagérer, des habitudes dures et laborieuses : telle est la règle de cette maison.
– Très bien, monsieur : alors je puis compter que cette enfant sera reçue à Lowood, qu’elle y sera élevée comme il convient à sa position, et en vue de ses devoirs à venir.
– Vous le pouvez, madame ; elle sera placée dans cet asile de plantes choisies, et j’espère que l’inestimable privilège de son admission la rendra reconnaissante.
– Je l’enverrai aussitôt que possible, monsieur Brockelhurst ; car j’ai bien hâte, je vous assure, d’être débarrassée d’une responsabilité qui devient aussi lourde.
– Sans doute, sans doute. Madame, ajouta-t-il, je me vois obligé de vous faire mes adieux. Je ne retournerai à mon château que dans une semaine ou deux ; car mon bon ami, l’archidiacre, ne veut pas me permettre de le quitter avant ce temps-là ; mais je ferai dire à Mlle Temple qu’elle a une nouvelle élève à attendre, et ainsi la réception de Mlle Jane n’éprouvera aucune difficulté. Adieu, madame.
– Adieu, monsieur ; rappelez-moi au souvenir de Mme et de Mlle Brockelhurst.
– Je n’y manquerai pas, madame. Petite, dit-il en se tournant vers moi, voici un livre intitulé le Guide de l’Enfance ; vous lirez les prières qui s’y trouvent ; mais lisez surtout cette partie ; vous y verrez racontée la mort soudaine et terrible de Martha G..., méchante petite fille qui, comme vous, avait pris l’habitude du mensonge. »
En disant ces mots, M. Brockelhurst me mit dans la main une brochure soigneusement recouverte d’un papier, et, après avoir fait demander sa voiture, il nous quitta.
Je restai seule avec Mme Reed. Quelques minutes se passèrent en silence. Elle cousait et je l’examinais.
Mme Reed pouvait avoir trente-six ou trente-sept ans : c’était une femme d’une constitution robuste, aux épaules carrées, aux membres vigoureux ; elle n’était point lourde, bien que petite et forte ; sa figure paraissait large, à cause du développement excessif de son menton. Elle avait le front bas, la bouche et le nez assez réguliers ; ses yeux, sans bonté, brillaient sous des cils pâles ; sa peau était noire et ses cheveux blonds. D’un tempérament fort et sain, elle ignorait la maladie ; c’était une ménagère soigneuse et habile, qui surveillait aussi bien ses fermes que sa maison ; ses enfants seuls se riaient quelquefois de son autorité ; elle s’habillait avec goût, et sa tenue faisait toujours ressortir sa toilette.
Assise sur une chaise basse, non loin de son fauteuil, j’avais pu l’examiner et étudier tous les traits de son visage. Je tenais dans ma main ce livre qui racontait la mort subite d’une menteuse ; mon attention s’y reporta, et ce fut comme un avertissement pour moi.
Ce qui venait de se passer, ce que Mme Reed avait dit à M. Brockelhurst, toute leur conversation enfin était encore récente et douloureuse dans mon esprit ; chaque mot m’avait frappée comme un dard, et j’étais là, agitée par un vif ressentiment.
Mme Reed leva les yeux de son ouvrage, les fixa sur moi, et ses doigts s’arrêtèrent.
« Sortez d’ici, retournez dans votre chambre », me dit-elle.
Mon regard, ou je ne sais quelle autre chose, l’avait sans doute blessée ; car, bien qu’elle se contînt, son accent était très irrité. Je me levai et je me dirigeai vers la porte ; mais je revins sur mes pas, j’allai du côté de la fenêtre, puis au milieu de la chambre ; enfin je m’approchai d’elle.
Il fallait parler ; j’avais été impitoyablement foulée aux pieds, je sentais le besoin de me venger ; mais comment ? Quelles étaient mes forces pour lutter contre une telle adversaire ? Je fis appel à tout ce qu’il y avait d’énergie en moi, et je la concentrai dans ces seuls mots :
« Je ne suis pas dissimulée ; si je l’étais, j’aurais dit que je vous aimais ; mais je déclare que je ne vous aime pas ; je vous déteste plus que personne au monde, excepté toutefois John Reed. Cette histoire d’une menteuse, vous pouvez la donner à votre fille Georgiana, car c’est elle qui vous trompe, et non pas moi. »
Les doigts de Mme Reed étaient demeurés immobiles, ses yeux de glace continuaient à me fixer froidement.
« Qu’avez-vous encore à me dire ? » me demanda-t-elle d’un ton qu’on aurait plutôt employé avec une femme qu’avec une enfant.
Ce regard, cette voix, réveillèrent toutes mes antipathies. Émue, aiguillonnée par une invincible irritation, je continuai :
« Je suis heureuse que vous ne soyez pas une de mes parentes, je ne vous appellerai plus jamais ma tante ; je ne viendrai jamais vous voir lorsque je serai grande, et quand quelqu’un me demandera si je vous aime et comment vous me traitiez, je lui dirai que votre souvenir seul me fait mal, et que vous avez été cruelle pour moi.
– Comment oseriez-vous affirmer de semblables choses, Jane ?
– Comment je l’oserai, madame Reed ? Je l’oserai, parce que c’est la vérité. Vous croyez que je ne sens pas et que je puis vivre sans que personne m’aime, sans qu’on soit bon pour moi ; mais non, et vous n’avez pas eu pitié de moi ; je me rappellerai toujours avec quelle dureté vous m’avez repoussée dans la chambre rouge, quel regard vous m’avez jeté, alors que j’étais à l’agonie. Et pourtant, oppressée par la souffrance, je vous avais crié : “Ma tante ayez pitié de moi !” Et cette punition, vous me l’aviez infligée parce que j’avais été frappée, jetée à terre par votre misérable fils. Je dirai l’exacte vérité à tous ceux qui me questionneront. On croit que vous êtes bonne ; mais votre cœur est dur et vous êtes dissimulée. »
Quand j’eus cessé de parler, le plus étrange sentiment de triomphe que j’aie jamais éprouvé s’était emparé de mon âme. Je crus qu’une chaîne invisible s’était brisée et que je venais de conquérir une liberté inespérée.
Je pouvais le croire en effet, car Mme Reed semblait effrayée ; son ouvrage avait glissé de ses genoux, elle levait les mains, paraissait agitée, et à sa figure contractée on eût dit qu’elle allait pleurer.
« Jane, me dit-elle, vous vous trompez. Qu’avez-vous ? pourquoi tremblez-vous si fort Voulez-vous boire un peu d’eau ?
– Non, madame Reed.
– Souhaitez-vous quelque autre chose, Jane ? Je vous assure que je désire être votre amie.
– Non ; vous prétendiez tout à l’heure, devant M. Brockelhurst, que j’avais un mauvais caractère et que j’étais une menteuse ; mais tout le monde saura votre conduite à Lowood.
– Jane, ce sont là des choses que vous ne comprenez pas ; il faut bien corriger les enfants de leurs défauts.
– Le mensonge n’est pas mon défaut, m’écriai-je d’une voix sauvage.
– Avouez, Jane, que vous êtes en colère, et maintenant retournez dans votre chambre, ma chère enfant, et couchez-vous un peu.
– Je ne suis pas votre chère enfant, et ne puis pas me coucher. Envoyez-moi en pension aussitôt que vous le pourrez, madame Reed, car je déteste cette maison.
– Oh ! oui, je t’y enverrai aussitôt que possible », murmura Mme Reed en ramassant son ouvrage ; puis elle quitta vivement la chambre.
On m’avait laissée seule, maîtresse du terrain ; c’était ma plus rude bataille, ma première victoire : je restai un moment à la place où s’était assis M. Brockelhurst, jouissant de ma solitude conquise. D’abord je me souris à moi-même, et je sentis mon être se dilater ; mais ce farouche plaisir cessa aussi vite que les battements accélérés de mon pouls : un enfant ne peut pas discuter avec ses supérieurs ainsi que je l’avais fait, il ne peut pas donner un libre cours à ses sentiments de rage, sans éprouver ensuite les douleurs du remords et la glace du repentir. Quand j’avais accusé et menacé Mme Reed, mon esprit flamboyait comme un tas de bruyères embrasées ; mais de même que celles-ci, après avoir été enflammées, ne laissent plus que cendres, mon âme se trouva anéantie, lorsque, après une demi-heure de silence et de réflexion, je reconnus la folie de ma conduite, et la tristesse d’une position où j’étais haïe autant que je haïssais.
J’avais goûté la vengeance pour la première fois ; comme les vins épicés, elle me sembla agréable, chaude et vivifiante ; mais l’arrière-goût métallique et brûlant me laissa la sensation d’un empoisonnement. Alors je serais allée de bon cœur demander pardon à Mme Reed ; mais je savais par l’expérience et par l’instinct que je l’aurais ainsi rendue plus ennemie et que j’aurais excité les violents entraînements de ma nature.
Le moins que je pusse montrer, c’était l’emportement dans mes paroles ; le moins que je pusse sentir, c’était une sombre indignation. Je pris un volume de contes arabes, en m’efforçant de lire ; mais je ne compris rien : ma pensée flottante ne pouvait se fixer sur moi-même, ni sur ces pages que j’avais trouvées jadis si séduisantes.
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