J’ouvris la porte vitrée de la salle à manger : le bosquet était silencieux ; une gelée que n’avait brisée ni le soleil ni le vent, couvrait la terre. Je me servis de ma robe pour envelopper ma tête et mes bras, et j’allai me promener dans une partie du parc tout à fait séparée du reste.

Mais je ne trouvai plus aucun plaisir sous ces arbres silencieux, parmi ces pommes de pins, dernières dépouilles de l’automne dont le sol était couvert, au milieu de ces feuilles mortes amoncelées par le vent et roidies par les glaces ; je m’appuyai contre la grille, et je regardai un champ vide où les troupeaux ne paissaient plus, et où l’herbe avait été tondue par l’hiver et revêtue de blanc. C’était un jour bien sombre, un ciel bien obscur, tout chargé de neige. Par intervalles, des flocons de glace tombaient sans se fondre sur le sentier durci et dans le clos couvert de givre. J’étais triste et malheureuse, et je murmurais tout bas : « Que faire, que faire ? »

J’entendis tout à coup une voix claire me crier :

« Mademoiselle Jane, où êtes-vous ? venez déjeuner. »

C’était Bessie, je le savais, et je ne répondis rien ; mais bientôt le bruit léger de ses pas arriva jusqu’à moi. Elle traversait le sentier et se dirigeait de mon côté.

« Méchante petite fille, me dit-elle, pourquoi ne venez-vous pas quand on vous appelle ? »

La présence de Bessie me sembla encore plus douce que les pensées dont j’étais accablée, bien que, selon son habitude, elle fût un peu de mauvaise humeur. Le fait est qu’après ma lutte avec Mme Reed et ma victoire sur elle, la colère passagère d’une servante me touchait peu, et j’étais prête à venir me réchauffer à la lumière de son jeune cœur.

Je jetai donc mes deux bras autour de son cou, en lui disant :

« Venez, Bessie, ne grondez plus. »

Je ne m’étais jamais montrée si ouverte, si peu craintive ; cette manière d’être plut à Bessie.

« Vous êtes une étrange enfant, mademoiselle Jane, me dit-elle en me regardant ; une petite créature vagabonde, aimant la solitude. Vous allez en pension, n’est-ce pas ? »

Je fis un signe affirmatif.

« Et n’êtes-vous pas triste de quitter la pauvre Bessie ?

– Que suis-je pour Bessie ? elle me gronde toujours.

– C’est qu’aussi vous vous montrez bizarre, timide, effarouchée. Si vous étiez un peu plus hardie...

– Oui, pour recevoir encore plus de coups.

– Sottise ! Mais du reste il est certain que vous n’êtes pas bien traitée ; ma mère, lorsqu’elle vint me voir la semaine dernière, me dit que pour rien au monde elle ne voudrait voir un de ses enfants à votre place. Mais venez, j’ai une bonne nouvelle pour vous.

– Je ne le pense pas, Bessie.

– Enfant, que voulez-vous dire ? Pourquoi fixer sur moi un regard si triste ? Eh bien ! vous saurez que monsieur, madame et mesdemoiselles sont allés prendre le thé chez une de leurs connaissances ; quant à vous, vous le prendrez avec moi ; je demanderai à la cuisinière de vous faire un petit gâteau, et ensuite vous m’aiderez à visiter vos tiroirs, parce qu’il faudra bientôt que je fasse votre malle. Madame veut que vous quittiez Gateshead dans un jour ou deux ; vous choisirez ceux de vos vêtements que vous voulez emporter.

– Bessie, dis-je, promettez-moi de ne plus me gronder jusqu’à mon départ.

– Eh bien, oui ; mais soyez une bonne fille et n’ayez pas peur de moi. Ne reculez pas quand je parle un peu haut, car c’est là ce qui m’irrite le plus.

– Je ne crois pas avoir jamais peur de vous maintenant, Bessie, parce que je suis habituée à vos manières ; mais j’aurai bientôt de nouvelles personnes à craindre.

– Si vous les craignez, elles vous détesteront.

– Comme vous, Bessie ?

– Je ne vous déteste pas, mademoiselle ; je crois vous aimer encore plus que les autres.

– Vous ne me le montrez pas.

– Intraitable petite fille, voilà une nouvelle façon de parler ; qui donc vous a rendue si hardie ?

– Bientôt je serai loin de vous, Bessie, et d’ailleurs... »

J’allais parler de ce qui s’était passé entre moi et Mme Reed ; mais à la réflexion, je pensai qu’il valait mieux garder le silence sur ce sujet.

« Et alors vous êtes contente de me quitter ?

– Non, Bessie, non, en vérité ; et même dans ce moment je commence à en être un peu triste.

– Dans ce moment, et un peu ! comme vous dites cela froidement, ma petite demoiselle ! Je suis sûre que, si je vous demandais de m’embrasser, vous me refuseriez.

– Oh non, je veux vous embrasser, et ce sera un plaisir pour moi ; baissez un peu votre tête. »

Bessie s’inclina, et nous nous embrassâmes ; puis, étant tout à fait remise, je la suivis à la maison.

L’après-midi se passa dans la paix et l’harmonie. Le soir, Bessie me conta ses histoires les plus attrayantes et me chanta ses chants les plus doux. Même pour moi, la vie avait ses rayons de soleil.

 

 

Chapitre V

 

On était au matin du 19 janvier ; cinq heures venaient de sonner au moment où Bessie entra avec une chandelle dans mon petit cabinet. J’étais debout et presque entièrement habillée. Levée depuis une demi-heure, je m’étais lavé la figure, et j’avais mis mes vêtements à la pâle lumière de la lune, dont les rayons perçaient l’étroite fenêtre de mon réduit. Je devais quitter Gateshead ce jour même et prendre, à six heures, la voiture qui passait devant la loge du portier.

Bessie seule était levée ; après avoir allumé le feu, elle commença à faire chauffer mon déjeuner. Les enfants mangent rarement lorsqu’ils sont excités par la pensée d’un voyage.

Quant à moi, je ne pus rien prendre. Ce fut en vain que Bessie me pria d’avaler une ou deux cuillerées de la soupe au lait qu’elle avait préparée. Elle chercha alors quelques biscuits et les fourra dans mon sac ; puis, après m’avoir attaché mon manteau et mon chapeau, elle s’enveloppa dans un châle, et nous quittâmes ensemble la chambre des enfants. Quand je fus arrivée devant la chambre à coucher de Mme Reed, Bessie me demanda si je voulais dire adieu à sa maîtresse.

« Non, Bessie, répondis-je ; hier soir, lorsque vous étiez descendue pour le souper, elle s’est approchée de mon lit, et m’a déclaré que le lendemain matin je n’aurais besoin de déranger ni elle ni mes cousines ; elle m’a aussi dit de ne point oublier qu’elle avait toujours été ma meilleure amie ; elle m’a priée de parler d’elle, et de lui être reconnaissante pour ce qu’elle avait fait en ma faveur.

– Et qu’avez-vous répondu, mademoiselle ?

– Rien ; j’ai caché ma figure sous mes couvertures, et je me suis tournée du côté de la muraille.

– C’était mal, mademoiselle Jane.

– Non, Bessie, c’était parfaitement juste. Votre maîtresse n’a jamais été mon amie. Bien loin de là, elle m’a toujours traitée en ennemie.

– Oh ! mademoiselle Jane, ne dites pas cela.

– Adieu au château de Gateshead », m’écriai-je en passant sous la grande porte.

La lune avait disparu, et la nuit était obscure. Bessie portait une lanterne, dont la lumière venait éclairer les marches humides du perron, ainsi que les allées sablées qu’un récent dégel avait détrempées. Cette matinée d’hiver était glaciale, mes dents claquaient. La loge du portier était éclairée ; en y arrivant, nous y trouvâmes la femme qui allumait son feu. Le soir précédent, ma malle avait été descendue, ficelée et déposée à la porte. Il était six heures moins quelques minutes, et lorsque l’horloge eut sonné, un bruit de roues annonça l’arrivée de la voiture ; je me dirigeai vers la porte, et je vis la lumière de la lanterne avancer rapidement à travers des espaces ténébreux.

« Part-elle seule ? demanda la femme du portier.

– Oui.

– À quelle distance va-t-elle ?

– À cinquante milles.

– C’est bien loin ; je suis étonnée que Mme Reed ose la livrer à elle-même pendant une route aussi longue. »

Une voiture traînée par deux chevaux et dont l’impériale était couverte de voyageurs venait d’arriver et de s’arrêter devant la porte. Le postillon et le conducteur demandèrent que tout se fît rapidement ; ma malle fut hissée ; on m’arracha des bras de Bessie, tandis que j’étais suspendue à son cou.

« Ayez bien soin de l’enfant, cria-t-elle au conducteur, lorsque celui-ci me plaça dans l’intérieur.

– Oui », répondit-il. La portière fut fermée, et j’entendis une voix qui criait : « Enlevez ! » Alors la voiture continua sa route.

C’est ainsi que je fus séparée de Bessie et du château de Gateshead ; c’est ainsi que je fus emmenée vers des régions inconnues et que je croyais éloignées et mystérieuses.

Je ne me rappelle que peu de chose de mon voyage : le jour me parut d’une excessive longueur ; il me semblait que nous franchissions des centaines de lieues.