je ne puis pas prononcer son nom comme vous.
– MlleScatcherd est vive, il faudra faire bien attention à ne pas la blesser. Mme Pierrot est une assez bonne personne.
– Mais Mlle Temple est la meilleure, n’est-ce pas ?
– Oh ! Mlle Temple est très bonne ; elle sait beaucoup ; elle est supérieure aux autres maîtresses, parce qu’elle est plus instruite qu’elles toutes.
– Y a-t-il longtemps que vous demeurez à Lowood ?
– Deux ans.
– Êtes-vous orpheline ?
– Ma mère est morte.
– Êtes-vous heureuse ici ?
– Vous me faites trop de questions ; nous avons assez causé pour aujourd’hui, et je désirerais lire un peu. »
Mais, à ce moment, la cloche ayant sonné pour annoncer le dîner, tout le monde rentra.
Le parfum qui remplissait la salle à manger était à peine plus appétissant que celui du déjeuner. Le repas fut servi dans deux grands plats d’étain, d’où sortait une épaisse fumée, répandant l’odeur de graisse rance. Le dîner se composait de pommes de terre sans goût et de viande qui en avait trop, le tout cuit ensemble. Chaque élève reçut une portion assez abondante ; je mangeai ce que je pus, tout en me demandant si je ferais tous les jours aussi maigre chère.
Après le dîner, nous passâmes dans la salle d’étude ; les leçons recommencèrent et se prolongèrent jusqu’à cinq heures. Il n’y eut dans l’après-midi qu’un seul événement de quelque importance. La jeune fille avec laquelle j’aurais causé sous la galerie fût renvoyée d’une leçon d’histoire par MlleScatcherd, sans que je pusse en savoir la cause. On lui ordonna d’aller se placer au milieu de la salle d’étude. Cette punition me sembla bien humiliante, surtout à son âge ; elle semblait avoir de treize à quatorze ans ; je m’attendais à lui voir donner des signes de souffrance et de honte ; mais, à ma grande surprise, elle ne pleura ni ne rougit ; calme et grave, elle resta là, en butte à tous les regards. « Comment peut-elle supporter ceci avec tant de tranquillité et de fermeté ? pensai-je ; si j’étais à sa place, je souhaiterais de voir la terre m’engloutir. »
Mais elle semblait porter sa pensée au-delà de son châtiment et de sa triste position. Elle ne paraissait point préoccupée de ce qui l’entourait. J’avais entendu parler de personnes qui rêvaient éveillées ; je me demandais s’il n’en était pas ainsi pour elle : ses yeux étaient fixés sur la terre, mais ils ne la voyaient pas ; son regard semblait plonger dans son propre cœur.
« Elle pense au passé, me dis-je, mais certes le présent n’est rien pour elle. »
Cette jeune fille était une énigme pour moi ; je ne savais si elle était bonne ou mauvaise.
Lorsque cinq heures furent sonnées, on nous servit un nouveau repas, consistant en une tasse de café et un morceau de pain noir ; je bus mon café et je dévorai mon pain ; mais j’en aurais désiré davantage, j’avais encore faim. Vint ensuite une demi-heure de récréation, puis de nouveau l’étude ; enfin, le verre d’eau, le morceau de gâteau d’avoine, la prière, et tout le monde alla se coucher.
C’est ainsi que se passa mon premier jour à Lowood.
Le jour suivant commença de la même manière que le premier ; on se leva et on s’habilla à la lumière ; mais ce matin-là nous fûmes dispensés de la cérémonie du lavage, car l’eau était gelée dans les bassins. La veille au soir il y avait eu un changement de température ; un vent du nord-est, soufflant toute la nuit à travers les crevasses de nos fenêtres, nous avait fait frissonner dans nos lits et avait glacé l’eau.
Avant que l’heure et demie destinée à la prière et à la lecture de la Bible fût écoulée, je me sentis presque morte de froid. Le déjeuner arriva enfin. Ma part me sembla bien petite, et j’en aurais volontiers accepté le double. Ce jour-là, je fus enrôlée dans la quatrième classe, et on me donna des devoirs à faire. Jusque-là je n’avais été que spectatrice à Lowood ; j’allais devenir actrice. Comme j’étais peu habituée à apprendre par cœur, les leçons me semblèrent d’abord longues et difficiles ; le passage continuel d’une étude à l’autre m’embrouillait : aussi ce fut une vraie joie pour moi lorsque, vers trois heures de l’après-midi, Mlle Smith me remit avec une bande de mousseline, longue de deux mètres, un dé et des aiguilles. Elle m’envoya dans un coin de la chambre, et m’ordonna d’ourler cette bande. Presque tout le monde cousait à cette heure, excepté toutefois quelques élèves qui lisaient tout haut, groupées autour de la chaise de MlleScatcherd. La classe était silencieuse, de sorte qu’il était facile d’entendre le sujet de la leçon, de remarquer la manière dont chaque enfant s’en tirait, et d’écouter les reproches ou les louanges adressées par la maîtresse.
On lisait l’histoire d’Angleterre. Parmi les lectrices se trouvait la jeune fille que j’avais rencontrée sous la galerie. Au commencement de la leçon, elle était sur les premiers rangs ; mais pour quelque erreur de prononciation, ou pour ne s’être point arrêtée quand elle le devait, elle fut renvoyée au fond de la pièce. MlleScatcherd continua jusque dans cette place obscure à la rendre l’objet de ses incessantes observations ; elle se tournait continuellement vers elle pour lui dire :
« Burns (car dans ces pensions de charité on appelle les enfants par leur nom de famille, comme cela se pratique dans les écoles de garçons), Burns, vous tenez votre pied de côté ; remettez-le droit immédiatement... Burns, vous plissez votre menton de la manière la plus déplaisante ; cessez tout de suite... Burns, je vous ai dit de tenir la tête droite ; je ne veux pas vous voir devant moi dans une telle attitude. »
Lorsque le chapitre eut été lu deux fois, on ferma les livres et l’interrogation commença.
La leçon comprenait une partie du règne de Charles Ier ; il y avait plusieurs questions sur le tonnage, l’impôt et le droit payé par les bateaux. La plupart des élèves étaient incapables de répondre ; mais toutes les difficultés étaient immédiatement résolues, dès qu’elles arrivaient à Mlle Burns ; elle semblait avoir retenu toute la leçon, et elle avait une réponse prête pour chaque question. Je m’attendais à voir MlleScatcherd louer son attention. Je l’entendis, au contraire, s’écrier tout à coup :
« Petite malpropre, vous n’avez pas nettoyé vos ongles ce matin. »
L’enfant ne répondit rien ; je m’étonnai de son silence.
« Pourquoi, pensai-je, n’explique-t-elle pas qu’elle n’a pu laver ni ses ongles ni sa figure, parce que l’eau était gelée ? »
Mais à ce moment mon attention fut détournée de ce sujet par Mlle Smith, qui me pria de lui tenir un écheveau de fil.
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