Pendant qu’elle le dévidait, elle me parlait de temps en temps, me demandant si j’avais déjà été en pension, si je savais marquer, coudre, tricoter ; jusqu’à ce qu’elle eût achevé, je ne pus donc pas continuer à examiner la conduite de MlleScatcherd. Quand je retournai à ma place, elle venait de donner un ordre dont je ne saisis pas bien l’importance ; mais je vis Burns quitter immédiatement la salle, se diriger vers une petite chambre où l’on serrait les livres, et revenir au bout d’une minute, portant dans ses mains un paquet de verges liées ensemble.

Elle présenta avec respect ce fatal instrument à MlleScatcherd ; puis alors elle détacha son sarrau tranquillement et sans en avoir reçu l’ordre. La maîtresse la frappa rudement sur les épaules. Pas une larme ne s’échappa des yeux de la jeune fille. J’avais cessé de coudre, car à ce spectacle mes doigts s’étaient mis à trembler et une colère impuissante s’était emparée de moi. Quant à Burns, pas un trait de sa figure pensive ne s’altéra, son expression resta la même.

« Petite endurcie, s’écria MlleScatcherd, rien ne peut-il donc vous corriger de votre désordre ? Reportez ces verges ! »

Burns obéit. Je la regardai furtivement au moment où elle sortit de la chambre : elle remettait son mouchoir dans sa poche, et une larme brillait sur ses joues amaigries.

La récréation du soir était l’heure la plus agréable de toute la journée. Le pain et le café donnés à cinq heures, sans apaiser la faim, ranimaient pourtant la vitalité. La longue contrainte cessait ; la salle d’étude était plus chaude que le matin. On laissait le feu brûler activement pour suppléer à la chandelle, qui n’arrivait qu’un peu plus tard. La pâle lueur du foyer, le tumulte permis, le bruit confus de toutes les voix, tout enfin éveillait en nous une douce sensation de liberté.

Le soir de ce jour où j’avais vu MlleScatcherd battre son élève, je me promenais, comme d’ordinaire, au milieu des tables et des groupes joyeux, sans une seule compagne, et ne me trouvant pourtant point isolée. Quand je passais devant les fenêtres, je relevais de temps en temps les rideaux et je regardais au dehors. La neige tombait épaisse ; il s’en était déjà amoncelé contre le mur. Approchant mon oreille de la fenêtre, je pus distinguer, malgré le bruit intérieur, le triste mugissement du vent. Il est probable que, si j’avais quitté une maison aimée, des parents bons pour moi, à cette heure j’aurais vivement regretté la séparation. Le vent aurait navré mon cœur ; cet obscur chaos aurait troublé mon âme : mais dans la situation où j’étais, je ne trouvais dans toutes ces choses qu’une étrange excitation. Insouciante et fiévreuse, je souhaitais que le vent mugît plus fort, que la faible lueur qui m’environnait se changeât en obscurité, que le bruit confus devint une immense clameur.

Sautant par-dessus les bancs, rampant sous les tables, j’arrivai jusqu’au foyer et je m’agenouillai devant le garde-feu. Ici je trouvai Burns absorbée et silencieuse. Étrangère à ce qui se passait dans la salle, elle reportait toute son attention sur un livre qu’elle lisait à la clarté de la flamme.

« Est-ce encore Rasselas ? demandai-je en me plaçant derrière elle.

– Oui, me répondit-elle, je l’ai tout à l’heure fini. »

Au bout de cinq minutes, elle ferma en effet le livre ; j’en fus bien aise.

« Maintenant, pensai-je, elle voudra peut-être bien causer un peu avec moi. »

Je m’assis près d’elle sur le plancher.

« Quel est votre autre nom que Burns ? demandai-je.

– Hélène.

– Venez-vous de loin ?

– Je viens d’un pays tout au nord, près de l’Écosse.

– Y retournerez-vous ?

– Je l’espère, mais personne n’est sûr de l’avenir.

– Vous devez désirer de quitter Lowood ?

– Non ; pourquoi le désirerais-je ? J’ai été envoyée à Lowood pour mon instruction ; à quoi me servirait de m’en aller avant de l’avoir achevée ?

– Mais MlleScatcherd est si cruelle pour vous !

– Cruelle, pas le moins du monde ; elle est sévère ; elle déteste mes défauts.

– Si j’étais à votre place, je la détesterais bien elle-même ; je lui résisterais ; si elle me frappait avec des verges, je les lui arracherais des mains ; je les lui briserais à la figure !

– Il est probable que non ; mais si vous le faisiez, M. Brockelhurst vous chasserait de l’école, et ce serait un grand chagrin pour vos parents. Il vaut bien mieux supporter patiemment une douleur dont vous souffrez seule que de commettre un acte irréfléchi, dont les fâcheuses conséquences pèseraient sur toute votre famille ; et d’ailleurs, la Bible nous ordonne de rendre le bien pour le mal.

– Mais il est dur d’être frappée, d’être envoyée au milieu d’une pièce remplie de monde, surtout à votre âge ; je suis beaucoup plus jeune que vous, et je ne pourrais jamais le supporter.

– Et pourtant il serait de votre devoir de vous y résigner, si vous ne pouviez pas l’éviter ; ce serait mal et lâche à vous de dire : “Je ne puis pas”, lorsque vous sauriez que cela est dans votre destinée. »

Je l’écoutais avec étonnement, je ne pouvais pas comprendre cette doctrine de résignation, et je pouvais encore moins accepter cette indulgence qu’elle montrait pour ceux qui la châtiaient. Je sentais qu’Hélène Burns considérait toute chose à la lumière d’une flamme invisible pour moi ; je pensais qu’elle pouvait bien avoir raison et moi tort ; mais je ne me sentais pas disposée à approfondir cette matière.

« Vous dites que vous avez des défauts, Hélène ; quels sont-ils ? Vous me semblez bonne.

– Alors apprenez de moi à ne pas juger d’après l’apparence. Comme le dit MlleScatcherd, je suis très négligente ; je mets rarement les choses en ordre et je ne les y laisse jamais ; j’oublie les règles établies ; je lis quand je devrais apprendre mes leçons ; je n’ai aucune méthode ; je dis quelquefois, comme vous, que je ne puis pas supporter d’être soumise à un règlement. Tout cela est très irritant pour MlleScatcherd, qui est naturellement propre et exacte.

– Et intraitable et cruelle », ajoutai-je.

Mais Hélène ne voulut pas approuver cette addition ; elle demeura silencieuse.

« Mlle Temple est-elle aussi sévère que MlleScatcherd ? »

En entendant prononcer le nom de Mlle Temple, un doux sourire vint éclairer sa figure sérieuse.

« Mlle Temple, dit-elle, est remplie de bonté ; il lui est douloureux d’être sévère, même pour les plus mauvaises élèves ; elle voit mes fautes et m’en avertit doucement ; si je fais quelque chose digne de louange, elle me récompense libéralement : et une preuve de ma nature défectueuse, c’est que ses reproches si doux, si raisonnables, n’ont pas le pouvoir de me corriger de mes fautes ; ses louanges, qui ont tant de valeur pour moi, ne peuvent m’exciter au soin et à la persévérance.

– C’est étonnant, m’écriai-je ; il est si facile d’être soigneuse !

– Pour vous, je n’en doute pas. Le matin, pendant la classe, j’ai remarqué que vous étiez attentive ; votre pensée ne semblait jamais errer pendant que Mlle Miller expliquait la leçon et vous questionnait, tandis que la mienne s’égare continuellement. Alors que je devrais écouter MlleScatcherd et recueillir assidûment tout ce qu’elle dit, je n’entends souvent même plus le son de sa voix. Je tombe dans une sorte de rêve. Je pense quelquefois que je suis dans le Northumberland ; je prends le bruit que j’entends autour de moi pour le murmure d’un petit ruisseau qui coulait près de notre maison. Quand vient mon tour, il faut que je sorte de mon rêve ; mais comme, pour mieux entendre le ruisseau de ma vision, je n’ai point écouté ce qu’on disait, je n’ai pas de réponse prête.

– Et pourtant comme vous avez bien répondu ce matin !

– C’est un pur hasard ; le sujet de la lecture m’intéressait. Au lieu de rêver à mon pays, je m’étonnais de ce qu’un homme qui aimait le bien pût agir aussi injustement, aussi follement que Charles Ier.