Oh ! crois-moi, mon Edmond ! quel que soit le sort que l’avenir nous réserve, ainsi que l’a dit notre mère expirante : « Nous te bénirons, nous te glorifierons jusque dans tes souffrances et dans les nôtres, noble martyr du devoir qui a toujours été le guide de ta vie comme fils, comme père, comme époux, comme citoyen ! »

Oh ! Edmond ! le saint jour que celui où tu reviendras près de nous, non pas au prix de lâches concessions, ta conscience et la nôtre les repoussent, mais où tu nous reviendras au nom de ton droit ! Mon espérance sera réalisée, rien au monde ne saurait m’ôter cette foi dans la sévère justice de Dieu ! Je le sais, nous te reverrons brûlé par le soleil d’Afrique, amaigri par un labeur au-dessus de tes forces, éprouvé par les privations, par les misères de l’exil ; mais, nous te reverrons le front haut, le cœur fier, l’âme sereine, parce que jamais tu n’auras failli à l’honneur. Nous aussi, tu nous trouveras bien changés, pauvre ami ! Nos traits aussi, porteront l’empreinte de nos longs chagrins, de nos misères peut-être !… Nous aussi, nous aurons souffert, mais nous aussi nous serons fiers, depuis l’enfant jusqu’à la mère ! fiers d’avoir partagé avec toi ton glorieux martyre ! Alors, quels embrassements, mon Edmond ! Tous nos cœurs battront dans ton cœur ; toutes nos peines seront oubliées, toutes,… moins la mort de notre mère ; mais, son souvenir sacré nous sera toujours présent, mais toujours nous parlerons d’elle comme d’une amie absente et chérie ; car, la première âcreté de la douleur apaisée, on trouve un charme mélancolique à s’entretenir de ceux qui ne sont plus.

Courage donc ! mon Edmond, courage ! Ah ! sans la maladie de Juliette, je vivrais d’espérance,… et encore, il est tant de ressources de vitalité dans une enfant de cet âge !… Espérons !… Elle vivra, Edmond, elle vivra !…

J’ai interrompu ma lettre, je viens de recevoir un mot de cette pauvre femme qui a gardé chez elle les enfants de ton compagnon d’exil, M. Sylvain. Le plus jeune des enfants reste près de sa marraine ; les autres ont été conduits aujourd’hui au dépôt de mendicité d’Orléans… Pauvres créatures !… Je ne ferme pas ma lettre ce soir, et demain matin, si Juliette n’a pas passé une trop mauvaise nuit, j’irai voir ces enfants ; tu pourras ainsi donner de leurs nouvelles à leur père…

Bonsoir, mon ami ! Je suis fatiguée ; mais, je te le dis, je puise une grande force dans la gravité même des circonstances, et je trouve dans cette excellente Honorine un aide aussi utile que dévoué, je serai obligée de la garder quelque temps encore à mon service ; car, il faut jour et nuit veiller Juliette, et je craindrais de ne pouvoir toute seule lui donner les soins multipliés que son état exige.

Je viens d’aller jusqu’au lit de cette chère enfant ; sa peau est toujours brûlante et sèche comme ses lèvres jadis si vermeilles ; elle est assoupie ; s’il n’y a pas de mieux, il n’y a pas non plus de recrudescence de mal. C’est jeudi le huitième jour,… alors tout sera décidé… Encore trois jours d’angoisse ! Enfin, espérons !… espérons !…

Bonsoir, mon Edmond, à demain !

Juliette a été, cette nuit, tantôt plongée dans une somnolence profonde, tantôt très-agitée ; vers les trois heures du matin, je me suis levée pour remplacer Honorine et veiller notre fille ; elle a retrouvé une lueur de connaissance, car elle m’a serré faiblement la main en me disant : – Maman ! Depuis deux jours, c’est la première fois qu’elle m’a reconnue : ce doit être un heureux symptôme.

– Comment te trouves-tu, mon enfant ? – lui ai-je demandé. Elle m’a répondu par un long soupir ; j’ai craint de l’agiter en lui parlant davantage, et je me suis assise auprès de son lit.

À sept heures, le médecin est venu ; il m’a dit, comme toujours :

– L’état de l’enfant n’a pas empiré, mais il ne s’est pas amélioré ; jeudi, la crise se décidera.

Malgré l’obstination de mes espérances, cette réponse était loin de me tranquilliser. J’ai demandé au médecin s’il consentirait à appeler en consultation les deux autres meilleurs docteurs d’Orléans ; il n’a fait à cela aucune objection, seulement il a ajouté :

– Si vous ne reculiez pas, Madame, devant la dépense, je vous conseillerais plutôt, de faire venir de Paris M. Lefèvre, mon ancien professeur. Il est sans égal pour le traitement des maladies des enfants ; je lui écrirais ce matin même, et il pourrait être ici demain par le chemin de fer de midi ; mais, je dois vous prévenir qu’il ne se dérange jamais de Paris à moins de trois cents francs.

Ai-je besoin, mon ami, d’ajouter que je n’ai pas hésité un instant ; le médecin m’a promis que M. Lefèvre serait demain ici.

J’ai cru pouvoir, quoiqu’à regret, m’absenter pendant quelques moments, pour aller voir les enfants de M. Sylvain au dépôt de mendicité, me promettant, au retour, d’embrasser Albert à sa pension ; j’ai laissé Honorine près de Juliette, et je me suis rendue chez le directeur du dépôt. Lorsqu’il a su l’intérêt que je portais à ces deux malheureux orphelins, il les a fait venir. Je les ai trouvés moins abattus, moins effarés qu’ils ne l’étaient, il y a quelques jours, mais profondément tristes ; la sensibilité leur est tout à fait revenue ; Marie, surtout, a beaucoup pleuré. Je les ai consolés de mon mieux, en les assurant qu’aujourd’hui même je t’écrirais, et que leur père aurait ainsi de leurs nouvelles. Je leur ai laissé un peu d’argent, afin qu’ils puissent se procurer quelques petites douceurs. Au moment de quitter le dépôt, j’ai demandé au directeur si les enfants y resteraient. Il m’a répondu que non ; ils devaient, si quelqu’un de leurs parents ne les réclamait pas, être enfermés jusqu’à dix-huit ans dans une maison de correction destinée aux enfants vagabonds ou abandonnés.

– Une maison de correction ! – me suis-je écriée –, mais, Monsieur, ces orphelins sont innocents de toute mauvaise action !

– Il est vrai, Madame ; mais, on ne saurait les envoyer ailleurs, et là, du moins, ils trouveront un asile.

Tel est, mon ami, le sort réservé aux enfants de ton compagnon d’exil… En t’apprenant ceci, j’ai le cœur brisé ; mais, que faire ? mon Dieu ! que faire ?

Je suis allée ensuite à la pension d’Albert ; je l’ai embrassé avec un bonheur inexprimable : c’était pour moi un moment de repos délicieux, au milieu de mes angoisses. Le maître de pension est très-content d’Albert.

– Vois-tu, maman – m’a-t-il dit en me reconduisant –, je travaille de mon mieux, d’abord, parce qu’en travaillant cela m’étourdit sur mon chagrin d’avoir perdu ma grand’mère, et de ne plus être avec vous ; et puis comme, depuis le départ de papa, nous sommes devenus trop pauvres pour que je reste longtemps à la pension, j’apprends le plus que je peux, et de toutes mes forces.

Ce sont, mon ami, les paroles de ce cher enfant ; je l’ai rassuré sur le sort de Juliette, et je suis revenue à la maison. En passant dans la Grand-rue, j’ai rencontré ton ancien patron, M. Heurtier.

– Hé bien ! Madame – m’a-t-il dit d’un ton triomphant –, avais-je tort de répéter sans cesse à votre mari : « Ne vous mêlez pas de politique ! » Il ne m’a pas écouté ;… vous voyez ce qui lui arrive ?

– Monsieur – lui ai-je répondu –, pendant tout le temps que mon mari a tenu votre caisse, avez-vous été satisfait de lui ?

– Sans doute ! et, malheureusement, je ne pourrai jamais le remplacer – a-t-il repris d’un ton bourru –, c’était l’intelligence et la probité en personne ;… mais, il avait la rage de se mêler de politique.

– Monsieur, chacun agit selon sa conscience ; mon mari, après avoir rempli ses devoirs envers vous, a rempli d’autres devoirs qu’il regardait comme sacrés.

– Un devoir ! – s’est écrié M. Heurtier avec indignation –, un devoir ! s’insurger contre l’autorité ! Allez, Madame ! votre mari n’a que ce qu’il mérite ! Et je suis enchanté de cette occasion de vous déclarer, que je suis l’un des plus chauds partisans du nouveau gouvernement.

Que répondre à cela, mon ami ? Hausser les épaules et passer son chemin ; ainsi j’ai fait, et je suis revenue en hâte à la maison, inquiète de savoir comment se trouvait Juliette. Lorsque je suis rentrée, Honorine posait des sinapismes à cette pauvre enfant ; ses jambes sont tellement amaigries et endolories par le fréquent usage de ce topique, que nous ne savons plus en quelle partie le placer. Enfin, quoique Juliette se débattit, hélas ! bien doucement, elle est si affaiblie ! nous sommes parvenus à poser le sinapisme un peu au-dessous du genou ; elle a bientôt jeté quelques cris plaintifs ; ils me déchiraient et me rassuraient à la fois ; car, le médecin m’a souvent répété : que tant que les topiques agissaient, l’on pouvait conserver quelque espoir. En effet, après cette crise de douleurs aiguës, la torpeur somnolente de Juliette s’est un peu dissipée, sa tête s’est dégagée ; j’ai vu dans son regard qu’elle me reconnaissait ; mais, elle était si abattue, qu’elle a pu à peine me faire un léger signe de tête.

Il me faut, mon ami, fermer cette longue et triste lettre ; elle doit partir aujourd’hui, et voici bientôt midi, l’heure du courrier.

Allons, ami, courage, ne désespérons pas !… Nous avons, hélas ! perdu la meilleure des mères ; mais, il nous reste nos enfants… Ah ! si, du moins, j’étais près de toi pour amortir, par ma tendresse, le coup affreux que cette lettre va te porter… Edmond ! je t’en conjure, ne te laisse pas abattre !… songe à nous…

Adieu, pauvre ami,… je t’embrasse de toutes les forces de mon âme.

LOUISE.

P. S. Demain, aussitôt après l’arrivée de M. Lefèvre, de Paris, je t’écrirai le résultat de la consultation.

* * *

Décembre 1851

Il est onze heures trois quarts ; la poste part à midi… Un mot seulement, mais un mot rassurant, mais un mot d’espoir ! Mon Edmond, la consultation a eu lieu ce matin. M. Lefèvre, le célèbre médecin de Paris sort d’ici ; voilà ce qu’il vient de me dire en me quittant :

« Ayez bon espoir, Madame, votre enfant a été parfaitement soignée ; j’ai tout lieu de croire que les nouvelles prescriptions que nous venons d’adopter, hâteront la crise décisive, et que cette crise sera favorable. »

Mon ami, je n’ai que le temps de fermer cette lettre, de t’embrasser et de te dire du plus profond de mon cœur de mère :… Espérons ! espérons !

À toi,

LOUISE

* * *

La correspondance de Louise et de son mari continua ; Juliette guérit de la fièvre typhoïde qui avait mis ses jours en danger ; une longue convalescence suivit sa maladie ; convalescence exigeant une foule de soins délicats et dispendieux, du point de vue de la modicité des ressources de la famille du transporté.

Il est dans les plus cruels chagrins de la vie, certaines questions matérielles oubliées au milieu de l’étourdissement de la douleur, mais dont l’importance n’est pas moins redoutable. Ainsi, que l’on songe aux frais de la maladie et de la mort de la mère d’Edmond ? Que de tristes mais impérieuses dépenses ! Les funérailles, les habits de deuil pour Louise, pour ses enfants et pour sa servante, qui, passagèrement revenue au service de la famille, méritait, en raison de son dévouement, de porter le deuil de sa maîtresse. Que l’on songe aux frais de la maladie de Juliette, aux innombrables visites des médecins, dont l’une (celle du docteur de Paris) avait coûté à elle seule trois cents francs ! Que l’on songe aux frais de la pension d’Albert, où il dut rester près de deux mois. Que l’on songe aux frais de gages et de la nourriture d’Honorine, que Louise fut obligée de garder jusqu’à la complète guérison de sa fille ; car, malgré son courage, malgré sa tendresse passionnée pour ses enfants, malgré l’énergie presque surhumaine qu’elle puisait, comme elle le disait, dans la gravité même des circonstances ; cette vaillante femme, après tant de secousses, tant de souffrances morales, un jour se sentit à bout de forces, et, vers la fin de la convalescence de sa fille, Louise, subissant la réaction tardive de tant de fatigues, de tant de chagrins héroïquement combattus, tomba malade. Sa maladie, toute d’épuisement, ne dura que quelques semaines ; mais, il lui fallut conserver à son service Honorine, et laisser encore à son pensionnat Albert, dont elle ne pouvait, étant alitée, s’occuper. Elle voyait ainsi avec frayeur ses dernières ressources, déjà réduites presque des trois quarts par les dépenses dont nous avons parlé, diminuer encore chaque jour. Autant elle avait été prodigue des visites du médecin, lorsqu’il s’agissait de Juliette, autant de ces soins elle se montrait avare pour elle-même ; car, une visite représentait le pain de la famille pendant deux jours.

Louise, alarmée sur l’avenir de ses enfants, exprimait de vives et constantes inquiétudes, au sujet de son mari qu’elle adorait. Edmond Morand, habitué aux paisibles travaux du cabinet, et à ces soins empressés, à ces douces prévenances dont est entouré par les siens un père de famille bien aimé ; Edmond Morand, peu robuste, et nullement apte au rude labeur de la terre, était cependant voué à ce labeur sous un ciel torride et dans les conditions les plus néfastes : son courage, sa dignité, sa conscience du devoir accompli, soutenaient seuls cet homme du devoir. Jamais la moindre défaillance, jamais la moindre plainte, ne se trahissaient dans ses lettres, remplies d’élévation et de sérénité en ce qui le touchait. Son unique préoccupation était le sort de sa famille ; il avait appris la nouvelle de la mort de sa mère avec résignation et fermeté ; mais, si valeureusement qu’il l’eût reçu, ce coup affreux eut des conséquences funestes : le chagrin, joint à la fatigue et à l’insalubrité du climat, mit la vie d’Edmond en péril.