Une demi-heure auparavant, je l’avais oubliée pour ne songer qu’à ma fille, et, en ce moment, j’oubliais ma fille pour elle ; je tâchais de la ranimer en frictionnant ses tempes avec de l’eau de Cologne, et en lui en faisant respirer quelques gouttes, lorsque j’entends Juliette m’appeler en poussant des gémissements plaintifs. Que faire, mon Dieu ! que faire ! j’étais seule pour les soigner toutes deux. Ta mère, sortant alors de son évanouissement, ouvrit les yeux, prit ma main dans la sienne déjà froide, et me dit d’une voix éteinte :
– Louise,…, je vais mourir ;… ne me quittez pas…
– Ma mère, rassurez-vous, le médecin va venir…
– Il est trop tard,… mon enfant,… la vie m’abandonne… Écoutez mes dernières paroles ;… vous les redirez à mon fils,… à mon Edmond…
Et, retenant toujours faiblement ma main dans la sienne, elle sembla se recueillir.
Oh ! mon ami, je voudrais te peindre l’expression de sa figure vénérable, à ce moment suprême… Dans l’avidité de ta douleur, je le sens, tu dois vouloir connaître jusqu’aux moindres circonstances de cette mort imposante, comme la mémoire de celle que nous pleurons. Son visage pâle n’exprimait aucune souffrance physique ; les bandeaux de ses cheveux blancs encadraient son beau front ; ses yeux, d’un bleu si doux, étaient demi-clos ; mais la vie, mais l’intelligence y brillaient encore ; sa tête, tournée de mon côté, reposait sur son oreiller ; elle me regardait en silence, avec une expression d’angélique bonté. Les forces me manquèrent, je tombai à genoux près de son chevet, en couvrant de larmes et de baisers ses pauvres mains refroidies, dont je sentais, pour ainsi dire, la vie se retirer peu à peu pour refluer vers son cœur, qui devait mourir le dernier.
À ce moment, doublement cruel, j’entendais Juliette murmurer d’une voix plaintive : – Maman ! ! Maman ! – Hélas ! je ne pouvais abandonner ta mère… Son oreille affaiblie ne lui permit pas d’entendre l’appel plaintif de ma fille, et elle me dit lentement, en ménageant son souffle et ses forces expirantes :
– Ma Louise,… vous direz à Edmond que du fond du cœur, je le bénis comme le meilleur des fils,… comme le meilleur des pères,… comme le plus honnête des hommes !… Jamais sa tendresse pour moi, jamais son respect pour ses devoirs, ne se sont démentis… J’aimais mon fils… autant que je l’honorais…
Elle s’interrompit encore un instant, pour recueillir ses dernières pensées, ses dernières forces… Et j’entendais la respiration brusque, rauque, saccadée de Juliette ; elle ne m’appelait plus… Je crus que son cri avait été celui de son agonie. Je crus, mon Dieu ! qu’elle allait mourir comme sa grand’mère.
Mon ami, j’ai du courage ;… mais, en ce moment, vois-tu, ce que j’ai souffert ne peut s’exprimer. En proie à l’angoisse où me jetait l’état de Juliette, je m’écriai :
– Ma mère !… laissez-moi vous apporter ma fille…
Elle me répondit par un signe de tête, craignant, sans doute, d’épuiser ses dernières forces en me parlant. Je courus dans l’autre chambre ; j’y trouvai Juliette, la poitrine haletante, les lèvres entr’ouvertes, noirâtres et desséchées, la peau brûlante ; les yeux fixes et étincelants, elle ne me reconnut pas ; je l’enlevai dans mes bras, et je l’apportai sur le lit de sa grand-mère ; je les avais là, du moins, toutes deux près de moi. Lorsque je revins à côté de ta mère, ses paupières étaient fermées ; elle les entrouvrit, et, sentant que je prenais sa main pour la porter à mes lèvres, elle me dit, comme si son esprit commençait déjà à se troubler.
– Louise,… est-ce vous ?
– Oui, ma bonne mère.
– Écoutez mes dernières paroles,… elles sont graves ;… vous et vos enfants, vous aurez peut-être encore beaucoup à souffrir… Louise, vous avez été pour moi un ange ;… promettez-moi de ne jamais accuser mon fils… de vos malheurs et de ceux de vos enfants.
– Oh ! ma mère ! – dis-je en pleurant –, jamais ! jamais !
– Au devoir Edmond s’est sacrifié ; au devoir il a sacrifié ce qu’il avait de plus cher,… sa famille ; ne le blâmez pas, glorifiez-le dans ses souffrances et dans les vôtres. Honorez-le,… comme moi, sa mère, je l’ai toujours honoré. Louise,… ma tendre fille,… je…
Mais, s’interrompant, elle fit un suprême effort, agita faiblement autour d’elle ses mains défaillantes comme sa voix, comme son regard, et elle murmura :
– Les enfants,… je veux… embrasser les…
Elle n’acheva pas, la voix lui manqua tout à fait.
Mon ami, son dernier vœu a été exaucé ; au moment où elle demandait les enfants, Albert entrait essoufflé en criant :
– Maman, voilà le médecin ! !
– Il est trop tard – lui ai-je dit, en fondant en larmes et en l’amenant vers le lit –. Embrasse une dernière fois ta grand’mère.
Le pauvre enfant, éperdu, sanglotant, s’est jeté au cou de notre mère, près de qui j’ai aussi approché Juliette, quoiqu’elle n’eût pas conscience de ce qui se passait. Ta mère a senti près d’elle les deux enfants ; il lui restait encore une lueur de connaissance ; elle a pu lever sa main jusque sur l’épaule d’Albert, et a fait ensuite un léger mouvement pour le serrer contre elle ;… puis, poussant un dernier soupir, elle a prononcé ton nom… Oui, le dernier nom qu’elle ait prononcé, a été Edmond.
Mon ami, son agonie et sa fin, du moins, ont été douces… À trois heures dix minutes du matin, elle a rendu son âme au ciel !
Le médecin, amené par Albert, m’a affirmé (triste consolation), qu’après la violente commotion de la nuit, tous les secours de l’art auraient été impuissants à sauver notre mère…
J’avais reporté Juliette dans son lit ; le médecin l’a examinée… Il n’y avait plus à en douter, elle était atteinte d’une fièvre typhoïde ; il a prescrit dès lors la médication la plus énergique ; il la continue encore aujourd’hui ; depuis trois jours, il est venu quotidiennement quatre ou cinq fois. Il ne désespère pas de sauver Juliette ; mais, tout est à craindre jusqu’au huitième jour, époque de la crise décisive de cette maladie… La fièvre typhoïde étant inévitablement contagieuse pour les enfants, le médecin m’avait formellement déclaré qu’Albert en serait atteint, si je ne l’éloignais pas sur-le-champ de sa sœur. Il me fallait donc me séparer de ce cher enfant, l’unique consolation qui me restât, ta mère morte et ma fille mourante ! Cette résolution me navrait, mais je n’ai pas hésité ; chaque heure de plus qu’il passait près de Juliette devenait pour lui un danger. Dès qu’il fit jour, j’écrivis à l’ancien maître de pension de mon fils, pour le supplier de le garder pendant quelque temps ; il y a consenti. Et le pauvre enfant désolé, mais rempli de raison, nous a quittés, conduit par Honorine ; il a, du moins, ainsi échappé à tout ce qu’il y a eu pour moi de déchirant, dans l’accomplissement des derniers devoirs que j’ai rendus à notre mère. Hélas ! notre demeure est tellement exiguë, qu’une seule porte séparait la chambre mortuaire… de celle où je veillais auprès de Juliette.
Mon ami, aucune main étrangère n’a touché les restes de celle que nous pleurons ; j’ai, avec l’aide d’Honorine, rempli ce pieux officie. Au moment d’ensevelir notre mère dans son linceul, j’ai religieusement baisé son front ; elle semblait sommeiller ; nulle contraction des traits n’altérait la douceur de son noble et beau visage ; j’ai coupé deux boucles de ses cheveux (je t’envoie l’une d’elles dans cette lettre) ; puis, j’ai clos ses paupières,… et tout a été fini… Elle a été pendant la seconde nuit, tour à tour, veillée par Honorine et par moi ; nous alternions ainsi entre ces soins funèbres et ceux que nous donnions à ma fille…
Le matin, on est venu apporter le cercueil ; nous entendions tout de la chambre dans laquelle j’étais auprès de Juliette… À ce moment, mon ami, j’ai défailli ;… ces coups de marteau m’ont été au cœur, et je me suis trouvée mal… Honorine m’a secourue ; lorsque je suis revenue à moi, le cercueil était parti depuis une demi-heure.
J’ai voulu assister à la messe de l’enterrement ; Juliette me paraissait un peu plus calme ; je l’ai laissée sous la garde d’Honorine, et je me suis rendue à l’église. Sous le portail, j’ai trouvé Albert ; son maître de pension l’avait envoyé à la triste cérémonie avec un des domestiques de la maison. Ce pauvre enfant m’a navré ; il m’a demandé d’accompagner le convoi jusqu’au cimetière ; j’hésitais à me rendre à son désir, craignant pour lui la cruelle émotion d’un pareil spectacle. Alors, il m’a dit :
– Mais, si je n’accompagne pas ma grand’mère jusqu’au cimetière, il n’y aura personne au convoi ; elle semblera abandonnée par tout le monde.
C’est la triste vérité : tous nos amis sont proscrits, et parmi nos simples connaissances, aucune n’aurait voulu, de crainte de se compromettre, assister au service, pas même M. Heurtier, dont tu as été le caissier pendant douze ans ! !
La messe achevée, ton fils, donnant la main au domestique de sa pension, a seul suivi le convoi de sa grand’mère jusqu’à son dernier asile. J’avais recommandé au domestique de m’amener mon fils au retour de la cérémonie, de le laisser dans la cour de la maison, et de monter me prévenir ; car, je redoutais pour Albert la contagion de la fièvre typhoïde. En rentrant chez moi, après la messe, j’ai trouvé Juliette dans le même état où je l’avais laissée en sortant ; deux heures après, je suis descendue pour embrasser Albert ; il m’attendait dans la cour. Ce cher enfant, je ne saurais trop te le répéter, montre un courage, une raison au-dessus de son âge ; sa seule préoccupation est la maladie de sa sœur ; je l’ai beaucoup rassuré à ce sujet, ne voulant pas augmenter le chagrin que lui ont causé la mort de sa grand’mère et notre séparation momentanée ; ensuite, il s’en est tristement retourné à la pension.
Hier, le médecin est venu trois lois, et aujourd’hui déjà deux fois. À mes questions, sur les espérances que lui laissait l’état de Juliette, il a toujours répondu :
– Je ne puis rien prononcer de décisif avant le huitième jour.
Mon Dieu ! quand viendra-t-il donc ce huitième jour ?
Et maintenant, pauvre ami, je m’adresserai à ce courage, à cette résignation, à cette force d’âme, que j’invoquais au début de ma lettre, et dont tu as donné tant de preuves ! Et maintenant, je te dirai : Résiste à l’accablement du terrible coup qui te frappe ! Conserve-toi pour nous, qui n’avons plus au monde que toi !
Je ne chercherai pas à te consoler de la perte de notre bonne mère ; on ne se console pas, on ne se console jamais d’une perte irréparable ! Elle laissera dans notre famille un vide que rien ne remplira désormais. Ta mère était notre guide, notre soutien, notre encouragement dans le juste et le bien. C’était toujours à sa haute raison, à sa tendresse éclairée, que nous nous adressions, lorsque, dans la direction de notre vie, ou de celle de nos enfants, nous éprouvions quelque doute ;… d’un mot elle nous indiquait la voie à suivre, et cette voie jamais ne déviait de la ligne austère du devoir ; le devoir, ce seul mot contenait tous les enseignements de celle que nous pleurons. Élevé par elle, tu t’es montré son digne fils. Je m’efforcerai, à mon tour, d’être digne de toi ; ses dernières et saintes paroles seront mon Évangile et celui de nos enfants.
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