La probité est presque toujours le symptôme d’un bon cœur, et notre enfant serait dignement placé dans cette honorable famille d’ouvriers.

– Nous tâcherons de faire entrer Albert comme apprenti chez l’ébéniste – disions-nous –. Voici donc Albert placé… (Nous désirions si vivement l’exécution de ce projet, que nous ne doutions pas de sa réussite).

Quant à Juliette, notre espérance devenait presqu’une certitude. La bijoutière à qui j’avais vendu notre argenterie est veuve, et, ainsi qu’Albert nous le rappelait, elle avait, devant nous, menacé sa jeune apprentie de ne pas la conserver si elle ne la contentait pas davantage ; peut-être cette place serait-elle devenue vacante ? Tu comprends, mon ami, l’ardeur de nos vœux à ce sujet. Quelle occasion inespérée ! Pouvoir caser Juliette chez une femme veuve. Puis, l’apprentissage de la bijouterie ne devait pas être pénible ; Albert se souvenait que la petite fille grondée par sa patronne brunissait des couverts.

– Voilà donc pour Juliette, – disions-nous.

Nous ignorions les conditions d’apprentissage des enfants ; mais, en admettant que l’on fût obligé de payer pour eux une modique pension durant la première année de leurs travaux, j’espérais pouvoir subvenir à cette dépense, et pouvoir solder, au moins, un semestre d’avance ; car, il nous restait encore le mobilier de notre chambre, une assez grande quantité de linge de lit et de table : la vente de ces derniers objets suffirait, sans doute, aux frais de l’apprentissage.

Je ne saurais t’exprimer, mon ami, la joie de ces chères créatures, en songeant que peut-être, elles pourraient ne m’être presque plus à charge, et commencer à gagner leur vie. Leurs petites têtes s’échauffaient tellement dans l’entraînement de nos espérances, qu’il me fallut impérieusement exiger (en accompagnant cet ordre des plus tendres baisers que je leur aie jamais donnés !) ; qu’il me fallut impérieusement exiger qu’Albert et Juliette regagnassent chacun leur lit.

Hier matin, au point du jour, je me suis habillée pour me rendre d’abord chez M. Moulin, l’ébéniste ; je lui ai, en deux mots, exposé notre pénible situation, et mon désir de placer Albert apprenti chez lui ; répondant de l’intelligence, du zèle et de la docilité de ce cher enfant. Ma déconvenue a, d’abord, été cruelle ; M. Moulin employait deux ou trois ouvriers, ce nombre lui suffisait, et il pouvait se passer de l’aide d’un apprenti, qu’il ne saurait, d’ailleurs, où loger. Heureusement pour nous, Mme Moulin est intervenue, et lorsqu’elle a su ce dont il s’agissait ; qu’en un mot, la nécessité m’obligeait de mettre mon fils en apprentissage, les larmes lui sont venues aux yeux, et elle a fait à son mari celle observation, qui, tu le penses, m’a paru des plus sensées :

– Mais, mon ami – a-t-elle dit –, rappelle-toi donc que tu te plains souvent de ce qu’il y a ici beaucoup de petits travaux, dont un apprenti pourrait se charger, et que nos ouvriers, obligés de s’en occuper à sa place, perdent ainsi un temps qu’ils pourraient mieux employer.

– C’est vrai – répondit M. Moulin –, à la rigueur, un apprenti ne serait pas de trop chez nous ; mais, tu sais bien que nous n’avons pas de quoi le loger.

– Mais si ! – répondit Mme Moulin, après quelques moments de réflexion –. Est-ce que nous n’avons pas le cabinet où tu mets sécher tes bois de placage ? Il est bien aéré, il y a un poêle ; et, en rangeant tes bois, au lieu de les laisser éparpillés, on trouvera facilement dans ce cabinet la place d’un lit, d’une chaise et d’une commode.

– Tu as raison – reprit l’ébéniste –, je ne songeais pas à cela.

– Le petit garçon de Mme Morand sera très-bien là – ajouta la femme de l’ébéniste –, car j’y logerais mon fils, si j’en avais un – Et, s’adressant à moi –, vous pouvez croire, Madame, que votre enfant sera soigné ici comme l’enfant de la maison.

– Et le prix de la pension d’apprentissage ? – demandai-je à cette brave femme.

– On donne généralement, Madame, cent à cent vingt francs pour la première année, dont on paie six mois d’avance, répondit M. Moulin –. Et si l’apprenti est intelligent, au bout d’une année son travail le défraie ; mais, il est entendu qu’il est seulement nourri, logé et blanchi ; son entretien reste à la charge de ses parents.

– Ainsi, moyennant cent vingt francs – lui dis-je –, vous vous chargeriez de mon fils pendant une année ?

– Oui, Madame, et de bon cœur – me répondit Mme Moulin –. Vous êtes dans la peine, vous faites un grand sacrifice en vous séparant de votre enfant ; nous tâcherons que ni vous, ni lui, n’en soyez fâchés.

– Et j’espère et je suis certaine que vous aimerez mon Albert, comme vous aimeriez votre fils, – ai-je répondu.

Nos conventions ainsi arrêtées, j’ai désiré voir le cabinet où coucherait Albert. Hélas ! mon ami, il faut oublier la jolie chambre de nos enfants au temps de notre bonheur ! rien ne ressemble moins à cette chambre, que le cabinet que j’ai visité ; mais, du moins, ce logement offre toutes les conditions de salubrité désirables ; les murailles sont, il est vrai, nues et sans papier, mais une grande fenêtre éclaire cette pièce, chauffée en hiver par le poêle qui sert au séchage des bois. Je te le répète, ce logement est sain et bien aéré ; du reste, j’ai remarqué d’un coup d’œil, que tout, dans la demeure de Mme Moulin, est d’une excessive propreté ; j’ai partout reconnu la présence d’une ménagère soigneuse et ordonnée. Ainsi, crois-moi, mon Edmond, ce cher enfant sera chez ces excellentes gens aussi bien que peut l’être un apprenti, puisqu’il accepte résolument cette condition.

En sortant de chez l’ébéniste, je me rendais chez la bijoutière, lorsque j’ai, par hasard, rencontré Mme Dubreul, notre lingère.

Il est, mon ami, un Dieu pour les mères !

– Justement, j’allais chez vous, ma bonne Mme Morand – me dit Mme Dubreul –. Vous savez que ce n’est pas faute de bonne volonté, si je n’ai pu vous occuper, vous et votre demoiselle ; mais, j’ai à vous proposer quelque chose qui pourra peut-être vous convenir, si vous n’êtes pas trop fière ?

– J’ai besoin de gagner ma vie – lui ai-je répondu –, c’est tout vous dire. De quoi s’agit-il ?

– Mme Charpentier, ma cousine, tient, vous le savez, un commerce de nouveautés – me dit notre lingère – ; son mari est voyageur dans la même partie. Elle a congédié dernièrement sa demoiselle de boutique ; la place est vacante ; on est nourrie, logée, blanchie, et les appointements sont de trois cents francs. Voilà le beau côté de l’affaire. Mais, je ne vous le cache pas, et ce sera peut-être pénible pour une personne comme vous, qui n’êtes pas habituée à la fatigue ; il faudra aider la servante à balayer, à ranger, à ouvrir et à fermer le magasin, car la bonne a fort à faire dans la maison, à cause des enfants ; il faut ensuite être au comptoir depuis le matin jusqu’au soir, vendre et s’occuper des écritures de commerce, parce que ma cousine, qui est d’une très-mauvaise santé, ne peut pas toujours descendre au magasin. Elle m’avait demandé si je connaissais quelqu’un de confiance, alors j’ai pensé à vous ; je dois ajouter que vous serez libre le dimanche.

– Ainsi, chaque semaine, je pourrai voir mes enfants ! – m’écriai-je, croyant faire un rêve, mon ami, tant j’étais heureuse de cette bonne fortune inattendue ; et, les larmes aux yeux, serrant dans ma main les mains de notre lingère – : Pourvu, mon Dieu ! que votre cousine consente à me donner cette place !

– Cela dépend absolument de vous : j’ai dit à ma cousine que vous étiez la femme de M. Morand, l’ancien caissier de M. Heurtier. Elle s’est décidée tout de suite ; mais, elle désire, si cela se peut, que vous entriez au magasin le plus tôt possible. Je dois, enfin, vous prévenir que ma cousine, bonne femme au fond, est depuis longtemps malade, et que son caractère s’aigrit quelquefois ;… je vous dis cela, entre nous, pour votre gouverne.

– Pauvre femme ! elle souffre ! – dis-je à notre lingère –, déjà je m’intéresse à elle ; ne lui dois-je pas une vive reconnaissance, ne vient-elle pas à mon aide dans un moment presque désespéré ? Oh ! elle sera par moi entourée de soins si affectueux, que, loin de s’aigrir, son caractère s’adoucira.

Je te le répète, mon Edmond, je croyais rêver ; tous les bonheurs m’arrivaient à la fois ! J’accompagnai notre lingère chez Mme Charpentier, ma future patronne. C’est une femme à peu près de mon âge ; son visage est maladif. Elle m’a très-obligeamment accueillie, et, nos conditions réglées, elle m’a conduite à la chambre que je dois occuper, au dernier étage de la maison ; cette chambre est petite, mais très-logeable ; il a été convenu que j’entrerais en fonctions le lendemain.

Assurée de gagner trois cents francs par an (trois cents francs ! mon ami ! je peux à peine le croire !), j’ai pensé devoir renoncer à mon projet de placer Juliette en apprentissage. Elle a quatorze ans passés ; son état d’apprentie exigerait nécessairement qu’elle fit souvent seule des courses dans la ville. Or, mon ami, tu connais l’insurmontable timidité de notre chère enfant ; et, quoique résolue de partager le dévouement de son frère, elle aurait plus d’une cruelle épreuve à subir dans son état d’apprentie. Voici donc ce à quoi je me suis décidée :

Je me souvins d’avoir entendu parler d’une modeste maison d’éducation de demoiselles, située hors de la ville. Le prix de la pension était, dit-on, très-peu élevé, la clientèle de cet établissement se composant surtout de filles de chefs d’ateliers ou de fermiers dans l’aisance. Je me suis aussitôt rendue a ce pensionnat ; il est situé à un quart d’heure d’Orléans, sur la route d’Olivet, dans une position riante et salubre ; les élèves sont au nombre de cinquante ; le prix de la pension est de deux cents francs, tout compris. Voici comment s’explique la modicité de cette rétribution : Il n’y a dans l’établissement que deux servantes chargées des travaux les plus pénibles ; toutes les pensionnaires, dès qu’elles ont atteint l’âge de douze ans, font leur lit, le service de la maison, et s’occupent, à tour de rôle, de tous les soins du ménage, depuis ceux de la lingerie jusqu’à ceux de la cuisine, sous la direction d’une sous-maîtresse.