Il y a mieux, ce pensionnat entreprend pour le dehors, beaucoup de travaux de couture, de broderie, de tapisserie ; et dès qu’une élève est en état de travailler avec assez de perfection, pour que son ouvrage rapporte quelque gain, un compte lui est ouvert ; et, à la fin de l’année, son gain, souvent minime, il est vrai, mais qui peut s’élever cependant jusqu’à trente, quarante, cinquante francs, rembourse une partie du prix de la pension. La directrice m’a cité des jeunes filles de qui la pension ne coûtait ainsi que cent vingt à cent trente francs à leurs parents. J’ai été très-frappée des avantages d’une pareille éducation : on doit y puiser d’excellentes habitudes d’ordre, de travail, d’économie, et la connaissance pratique de tous les détails d’une maison.
La directrice m’a paru être une femme véritablement remarquable ; elle m’a montré le programme des cours ; il n’est pas ce qu’on appelle : très-brillant, mais suffisant à donner une instruction solide ; les talents d’agrément sont remplacés par des notions utiles sur la tenue des livres et la comptabilité. La maison est parfaitement tenue, quoique le service soit fait presque exclusivement par les élèves. Je n’ai pas hésité un instant à placer Juliette dans ce pensionnat. Il fallait payer un trimestre d’avance et fournir un trousseau. La vente de nos derniers meubles devait suffire à solder le trimestre exigé, ainsi que six mois de l’apprentissage d’Albert ; quant au trousseau, Dieu merci ! Juliette ne manquait de rien. Ainsi, grâce à ces ressources, mes appointements suffiront cette année, du moins, à compléter la somme nécessaire au petit établissement de nos enfants.
Je revins en hâte et toute heureuse à la maison, apprendre aux enfants le succès de mes démarches au sujet de l’apprentissage d’Albert, et le hasard inespéré qui m’assurait une place de dame de comptoir. Albert fut ravi, et Juliette, un peu jalouse de son frère, dont l’apprentissage ne nous coûterait que cent vingt francs, tandis que sa pension, à elle, coûterait deux cents francs ; mais, je la consolai en lui disant que quelques-unes des élèves parvenaient souvent à payer une partie du prix de leur pension par le gain de leur travail, et qu’elle serait certainement du nombre de ces laborieuses.
Tu dois comprendre, mon Edmond, notre contentement, et quel allégement de cœur succédait, chez moi, aux cruelles angoisses dont j’étais depuis si longtemps bourrelée ! Il fut convenu que nous passerions ensemble tous les dimanches dans ma chambre, lorsque le mauvais temps nous empêcherait de sortir, et que par les beaux jours nous ferions de longues promenades aux environs d’Orléans. Nos enfants se proposaient déjà, le printemps venu, d’emporter quelques provisions dans un panier, afin d’aller goûter sous les beaux ombrages des bords du Loiret ; mais, Juliette, dont la figure s’attrista soudain, dit à son frère :
– Non,… il faudra choisir une autre promenade que les bords du Loiret ; nous y allions goûter autrefois avec papa, et, en nous retrouvant dans les mêmes endroits, nous ne ferions que pleurer,… et maman pleurerait comme nous…
Je n’ajoute rien à cette réflexion des enfants, mon ami ! tu devines quelle fut mon émotion.
Vers midi, j’ai habillé Juliette et Albert, pour les présenter, lui, à son futur patron, et elle, à sa maîtresse de pension. Je désirais aussi conduire nos enfants chez Mme Charpentier, qui, en m’acceptant comme dame de comptoir, me rend un service inespéré. Ces chers enfants, par leur gentillesse, par leur bonne grâce, par leur modestie, firent la conquête des personnes avec lesquelles, eux et moi, nous devions vivre désormais.
Je m’occupai ensuite de la vente de nos meubles, matelas, etc., linge de lit, rideaux, etc. Cette vente produisit deux cent dix francs. J’obtins de notre propriétaire, à qui j’avais payé une année d’avance, et chez qui nous n’avions logé qu’un terme et demi, une restitution de quarante francs ; je payai le trimestre de la pension de Juliette, et six mois de l’apprentissage d’Albert, réservant pour toi, pauvre ami ! le surplus de la somme.
Dans ta dernière lettre, il est vrai, tu m’apprends que l’argent que je t’ai envoyé, au mois de décembre, est encore à peu près intact entre les mains de l’officier chargé de garder les envois pécuniaires adressés aux transportés. Mais, je crains, mon ami, que tu ne te prives pour nous, et, tu le vois, après de cruelles incertitudes, notre sort, à tous trois, est maintenant assuré.
Hier soir, dernière soirée que nous avions à passer ensemble, les enfants et moi, nous avons fait une petite débauche : nous avons allumé du feu, une chandelle, et nous avons veillé jusqu’à dix heures du soir, comme au bon temps ! Hélas ! tendre ami ! deux places étaient vides au milieu de nous : celle de notre mère et la tienne ! Mais, comme toujours, vous étiez avec nous par la pensée. Je te t’ai écrit bien souvent, depuis la perte irréparable que nous avons faite, pauvre ami, nous éprouvons un charme mélancolique à nous entretenir de notre mère ; les enfants, presqu’à chaque jour, me disaient : « Te souviens-tu quand grand’mère nous disait ceci, cela ? Te souviens-tu du jour où grand’mère nous avait emmenés à la promenade avec elle, etc., etc. ; » et ces souvenirs sans cesse rappelés par nous, ont, je te l’ai dit, ce charme doux et triste que l’on éprouve à s’entretenir d’une personne chérie et absente.
Pendant cette dernière soirée, un trait d’exquise bonté de la part de Juliette, m’a touchée jusqu’aux larmes : nos enfants avaient su par moi le sort des orphelins laissés par ton malheureux compagnon d’exil. Ressentant le double intérêt que leur inspiraient le malheur et la conformité de l’âge, ils me parlaient souvent de Pierre, de Marie et du petit Dominique, dont ils avaient retenu les noms ; hier, durant notre entretien, nos enfants se félicitaient des circonstances, grâce auxquelles nous trouvions du moins désormais la sécurité de l’avenir. Juliette, après un moment de réflexion, soupira, et dit :
– Il y a quelque chose de chagrinant dans le bonheur qui nous arrive,… quand on songe que ce bonheur-là n’arrive pas à d’autres ;… – puis, me regardant, elle ajouta, tandis qu’une larme roulait sous ses longs cils – : Maman,… je dis cela en pensant aux enfants de M. Sylvain !… qui sont maintenant et pour jamais sans père, ni mère !
Ne trouves-tu pas, mon Edmond, ce retour sur le sort de ces pauvres orphelins d’une bonté touchante et charmante. Ah ! mon ami, si tu as le cœur adorable de notre mère, tes enfants ont le tien ; je te retrouve en eux, à chaque instant, et cela me console, me réconforte, m’encourage… Fasse le ciel que mon espoir ne soit pas trompé, et il ne le sera pas, car Dieu est juste ! Fasse le ciel que tu nous reviennes, et nous accomplirons pieusement, selon la limite de notre pouvoir, cette dernière prière de ton compagnon d’exil :
– Monsieur Morand, si vous revoyez jamais la France, je vous recommande mes pauvres enfants.
J’ai prié, tu le sais, le directeur du dépôt de mendicité, d’avoir la bonté de s’informer de temps à autre du fils et de la fille de M. Sylvain, et de me faire part de ses renseignements. Il a très-obligeamment accueilli ma demande ; sa dernière lettre m’apprend que Pierre et Marie sont l’exemple de tous ; et, à l’encontre de tant d’autres pauvres abandonnés, loin de perdre en prison leurs bonnes qualités, loin de se corrompre, ces pauvres enfants restent ce qu’ils étaient : d’excellentes créatures. Je leur écris de temps à autre, afin qu’ils sachent, ces orphelins, que du moins en ce monde, quelqu’un s’intéresse à eux : tu as dû voir, par la petite lettre que Marie m’a répondue et que je t’ai envoyée, combien ils nous sont reconnaissants. Hélas ! je ne puis rien faire de plus pour eux, que de les plaindre et de les aimer ; mais, lorsque tu nous reviendras, nous tâcherons de leur être utiles.
Ce matin, l’heure de notre séparation est venue ; nous avons été tous trois très-courageux ; je n’ose cependant pas trop insister sur notre héroïsme, car c’est aujourd’hui jeudi, et nous devons passer ensemble la journée de dimanche. J’ai conduit Albert chez son patron ; son excellente femme avait eu l’attention de tailler et de coudre un petit tablier de toile verte pour son nouvel apprenti, son tablier d’ébéniste, comme il dit fièrement ; et, pour comble de bonheur, le dit tablier s’attache derrière le dos au moyen d’une agrafe de cuivre, figurant un lion : ce lion et ce tablier ont été la joie d’Albert. Je lui ai acheté quatre blouses bleues à sa taille, afin de ménager ses habits. Il portait, ce matin, l’une de ces blouses ; le col de sa chemise était rabattu sur sa cravate noire. Que te dirai-je,… il était joli comme un ange sous ce costume de travail. Après un tendre embrassement, je l’ai laissé dans son atelier ; et j’ai conduit Juliette à sa pension, où elle a été parfaitement accueillie par la directrice. Je me suis rendue ensuite à mon magasin ; et, quoique Mme Charpentier ait voulu me laisser la disposition de ma première journée, j’ai, au contraire, désiré l’employer à me mettre tout de suite au courant de mes fonctions, et du prix des objets dont la vente m’était confiée, ainsi que de tous les menus détails de ce commerce. Le soir, à l’heure de la fermeture du magasin, la servante étant occupée auprès de sa maîtresse, j’ai fermé moi-même la boutique ; après quoi, je suis montée chez Mme Charpentier pour lui demander si elle n’avait plus besoin de mes services, et j’ai, enfin, regagné ma petite chambre d’où je t’écris, mon Edmond.
Afin que tu me voies de là-bas ICI, je vais en deux mots te dépeindre ma demeure. Elle est mansardée, les murs sont tapissés d’un papier jaune à bouquets verts ; à côté de la porte, se trouve une petite commode peinte en gris ; en face de la porte est la fenêtre, et au-dessous une table avec une cuvette et un pot à eau ; mon lit en fer, sans rideaux, est au fond, et de chaque côté du lit s’ouvre un placard.
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