Ah ! mon ami, si tu as le cœur adorable de notre mère, tes enfants ont le tien ; je te retrouve en eux, à chaque instant, et cela me console, me réconforte, m’encourage… Fasse le ciel que mon espoir ne soit pas trompé, et il ne le sera pas, car Dieu est juste ! Fasse le ciel que tu nous reviennes, et nous accomplirons pieusement, selon la limite de notre pouvoir, cette dernière prière de ton compagnon d’exil :

– Monsieur Morand, si vous revoyez jamais la France, je vous recommande mes pauvres enfants.

J’ai prié, tu le sais, le directeur du dépôt de mendicité, d’avoir la bonté de s’informer de temps à autre du fils et de la fille de M. Sylvain, et de me faire part de ses renseignements. Il a très-obligeamment accueilli ma demande ; sa dernière lettre m’apprend que Pierre et Marie sont l’exemple de tous ; et, à l’encontre de tant d’autres pauvres abandonnés, loin de perdre en prison leurs bonnes qualités, loin de se corrompre, ces pauvres enfants restent ce qu’ils étaient : d’excellentes créatures. Je leur écris de temps à autre, afin qu’ils sachent, ces orphelins, que du moins en ce monde, quelqu’un s’intéresse à eux : tu as dû voir, par la petite lettre que Marie m’a répondue et que je t’ai envoyée, combien ils nous sont reconnaissants. Hélas ! je ne puis rien faire de plus pour eux, que de les plaindre et de les aimer ; mais, lorsque tu nous reviendras, nous tâcherons de leur être utiles.

Ce matin, l’heure de notre séparation est venue ; nous avons été tous trois très-courageux ; je n’ose cependant pas trop insister sur notre héroïsme, car c’est aujourd’hui jeudi, et nous devons passer ensemble la journée de dimanche. J’ai conduit Albert chez son patron ; son excellente femme avait eu l’attention de tailler et de coudre un petit tablier de toile verte pour son nouvel apprenti, son tablier d’ébéniste, comme il dit fièrement ; et, pour comble de bonheur, le dit tablier s’attache derrière le dos au moyen d’une agrafe de cuivre, figurant un lion : ce lion et ce tablier ont été la joie d’Albert. Je lui ai acheté quatre blouses bleues à sa taille, afin de ménager ses habits. Il portait, ce matin, l’une de ces blouses ; le col de sa chemise était rabattu sur sa cravate noire. Que te dirai-je,… il était joli comme un ange sous ce costume de travail. Après un tendre embrassement, je l’ai laissé dans son atelier ; et j’ai conduit Juliette à sa pension, où elle a été parfaitement accueillie par la directrice. Je me suis rendue ensuite à mon magasin ; et, quoique Mme Charpentier ait voulu me laisser la disposition de ma première journée, j’ai, au contraire, désiré l’employer à me mettre tout de suite au courant de mes fonctions, et du prix des objets dont la vente m’était confiée, ainsi que de tous les menus détails de ce commerce. Le soir, à l’heure de la fermeture du magasin, la servante étant occupée auprès de sa maîtresse, j’ai fermé moi-même la boutique ; après quoi, je suis montée chez Mme Charpentier pour lui demander si elle n’avait plus besoin de mes services, et j’ai, enfin, regagné ma petite chambre d’où je t’écris, mon Edmond.

Afin que tu me voies de là-bas ICI, je vais en deux mots te dépeindre ma demeure. Elle est mansardée, les murs sont tapissés d’un papier jaune à bouquets verts ; à côté de la porte, se trouve une petite commode peinte en gris ; en face de la porte est la fenêtre, et au-dessous une table avec une cuvette et un pot à eau ; mon lit en fer, sans rideaux, est au fond, et de chaque côté du lit s’ouvre un placard. Il n’y a pas de cheminée dans cette chambre ; mais, comme je n’y monte que pour me coucher, je n’ai nullement besoin de feu.

Ce n’est pas, tu le vois, un palais, mon ami ; cependant, avec quelle douce sécurité je vais, ce soir, m’endormir dans ce modeste réduit, avec quelle douce sécurité je m’éveillerai demain… Enfin, rassurée pour longtemps sur le sort de nos enfants et sur le mien !

Bonsoir, mon Edmond ; celle longue lettre t’annonce, tu le vois, une révolution, et une heureuse révolution dans notre vie. J’attends avec impatience ta réponse, afin de savoir si, comme je l’espère, tu approuves le parti que j’ai pris au sujet des enfants.

Encore adieu, tendre ami. Voici minuit, je me sens un peu fatiguée, mais de cette bienfaisante fatigue qui provoque au sommeil. Il faut que demain, à sept heures, j’ouvre le magasin ; et ma nouvelle condition est pour nous si précieuse, si inespérée, que je veux conserver ma place, grâce à tous les efforts de zèle imaginables.

Adieu tendrement, adieu. Je t’embrasse comme je t’aime.

LOUISE.

* * *

Nous bornerons là les extraits de cette correspondance.

Ce temps d’arrêt, dans les chagrins, dans les misères que la proscription du transporté, accumulait sur sa famille, donna du moins à Louise quelques semaines de tranquillité. Mais, si son existence et celle de ses enfants paraissaient à peu près matériellement assurées, la pauvre créature eut bientôt à endurer une véritable torture morale, d’autant plus cruelle, que la délicatesse des sentiments de la victime était plus exquise ; elle eut à souffrir des humiliations sans nombre et souvent poignantes, dans sa nouvelle condition de dame de magasin ; condition si voisine de la domesticité, lorsque la patronne manque de cœur, de tact, ou d’éducation : il en était ainsi de Mme Charpentier.

Cette femme, d’un caractère sec, atrabilaire, encore aigri par une maladie lente, rendait souvent amer à Louise le pain qu’elle gagnait, lui faisant durement sentir l’infériorité de sa position ; éprouvant une joie jalouse et méchante, de tenir à ses gages, comme dame de comptoir, la femme de M. Morand, autrefois caissier de la maison Heurtier ; fonctions qui, en raison de leur importance et de leurs appointements (environ cinq mille francs, y compris les gratifications), mettaient leur titulaire, ainsi que sa femme, à même de tenir un certain rang.

La femme du transporté dévorait en secret ces douleurs incessantes, de crainte de perdre une place si précieuse pour elle et pour ses enfants ; elle répondait aux insolences, aux duretés de sa patronne, en redoublant de soin, de zèle et de soumission ; mais, les gens d’un mauvais naturel, loin de se laisser attendrir par une résignation touchante, la considèrent souvent comme une preuve de bassesse, et, certains de l’impunité, ils écrasent à plaisir ceux que la nécessité force de se courber humblement.

Il en fut ainsi de Louise ; sa douleur angélique, son activité, son intelligence, ne désarmaient pas Mme Charpentier.

– Cette Mme Morand a assez peu de cœur pour tout souffrir plutôt que de perdre sa place ! – disait la marchande.

Et elle agissait en conséquence.

D’autres humiliations, parties de plus bas, rendaient plus pénible encore la position de la femme du transporté. La servante de la maison, jalouse de voir la nouvelle venue manger à la table de sa maîtresse, et jalouse aussi de l’ancienne condition de Louise, se faisait un cruel plaisir de la blesser, en mille occasions. Elle lui refusait le moindre concours dans les soins à donner au magasin ; ainsi, Louise lavait les dalles de la boutique, la balayait, remplissait enfin avec une résignation constante et inaltérable les plus rudes emplois ; et Mme Charpentier se mettait de moitié avec sa servante dans cette puérile, méprisable et lâche conspiration contre la dame de comptoir.

Une circonstance beaucoup plus grave vint porter à leur comble les angoisses de Louise.

Le mari de Mme Charpentier, voyageur pour le placement des nouveautés, revint chez lui après l’une de ses tournées habituelles. C’était un homme vulgaire, qui poussait la liberté de ses plaisanteries jusqu’à une licence grossière. Marié à une femme presque toujours valétudinaire, il courtisait, d’habitude, la demoiselle de magasin ; et, d’après quelques mots échappés à la servante, Louise comprit que la personne qu’elle remplaçait au comptoir, avait dû quitter la maison par suite de la jalousie de Mme Charpentier, jalousie très-motivée d’ailleurs. Le mari de retour, et d’abord fort contrarié de l’expulsion de la jeune fille que Louise remplaçait, crut pouvoir considérer celle-ci comme une sorte de dédommagement : elle était encore jeune, belle ; et, un jour, il lui déclara impudemment ce qu’il appelait : son amour, avec le cynisme révoltant de l’homme qui se dit :

– Après tout, c’est moi qui paie vos gages !

La femme du transporté fut épouvantée ; au moindre soupçon jaloux de Mme Charpentier, elle devait s’attendre à être chassée de la maison ; aussi, profitant d’un moment où elle se trouvait seule avec son patron, au lieu d’écraser de son mépris ce misérable, qu’elle était forcée de ménager, elle lui dit, les larmes aux yeux :

– Monsieur, soyez généreux ! mes deux enfants et moi, nous serions réduits à une misère affreuse, si j’étais renvoyée d’ici ; je vous le demande à mains jointes, ne persistez pas dans des poursuites inutiles, et dont le résultat déplorable pour moi, si elles étaient malheureusement remarquées par Mme Charpentier, serait de me faire perdre cette place, ma dernière et unique ressource !

Cet homme eut l’audace infâme de répondre à Louise :

– Écoutez-moi bien : je suis très-amoureux de vous ; je repars pour un voyage de trois semaines ; à mon retour, je vous compromettrai si bien aux yeux de ma femme, qu’il faudra que vous sortiez d’ici ; et alors, comme vous n’aurez plus aucune ressource, comptez sur moi, je vous ferai un joli sort, digne de vos beaux yeux, et je paierai la pension et l’apprentissage de vos enfants, si vous êtes gentille.

Ce misérable partit.

Que l’on juge des terribles appréhensions de Louise, en attendant le retour de celui qui tenait dans sa main le sort de la famille du transporté…

Ces terribles appréhensions, et les humiliants dédains que lui faisaient subir Madame Charpentier et sa servante, Louise tâchait de les oublier au milieu des caresses de ses enfants qu’elle voyait chaque dimanche. Ils répondaient à toutes ses espérances ; on adorait Juliette dans son pensionnat, et M. Moulin, l’ébéniste, se louait chaque jour davantage du zèle, de l’intelligence et de la docilité d’Albert, le modèle des apprentis, disait M. Moulin. Mais, lorsque la femme du transporté, après avoir reconduit sa fille à sa pension, et son fils chez son patron, revenait le soir à son magasin, elle sentait son cœur se serrer douloureusement, en songeant aux humiliations cruelles qui l’attendaient, en songeant surtout à la proposition infâme et à l’effrayante menace de cet homme, qui, à son retour, devait la faire chasser du magasin, et la priver ainsi de ses dernières ressources, si elle se refusait d’écouter des offres abominables.

À partir de ce moment d’attente, qui remplissait d’angoisse et d’épouvante chaque heure de la vie de la femme du transporté, nous ignorons ce que ses enfants et elle sont devenus…

Pourquoi, nous dira-t-on, n’avez-vous pas ajouté un heureux dénouement à cette triste et véridique histoire ?

Nous avons laissé ce récit en suspens, d’abord parce que son dénouement vrai nous est inconnu, et puis, parce que nous espérons rendre, pour ainsi dire : saisissable, sensible au lecteur, cette désolante et redoutable incertitude qui plane en ces temps-ci, non-seulement sur cette famille,… mais sur des milliers de familles, fatalement placées dans des conditions non moins déchirantes, non moins désespérées, par la transportation ou par l’exil de leurs chefs,… ces hommes dont le seul crime fut d’avoir, un jour, au nom du DROIT, DÉFENDU LA LOI !

FIN

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Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.

  

1  À Genève, M***, instituteur d’un rare mérite, a longtemps travaillé avec les maçons du pays.

2  Dans nos pays, certains propriétaires confient à un paysan une vache laitière ; le paysan la nourrit, profite du lait, mais le veau appartient au propriétaire du bétail.

3  Pendant les premiers mois de 1848, j’ai publié le Républicain des campagnes, journal hebdomadaire et gratuit, à environ trois mille exemplaires, dans le département du Loiret, et cette publication a eu, m’a-t-on assuré, quelques bons résultats. Mes excellents amis de la Démocratie Pacifique avaient bien voulu se charger de l’édition du Berger de Kravan, et ils n’en retiraient rigoureusement que leurs frais d’impression, afin de me venir en aide dans cette propagande.

4  Voici des ordres du jour et des proclamations émanées des jacques, des partageux, des bandits, des violeurs de femmes :

Le Comité révolutionnaire social de Clamecy.

7 décembre 1851.

Ordre du Comité :

La probité est une vertu des républicains.

Tout voleur ou pillard sera fusillé.

Tout détenteur d’armes, qui, dans les douze heures, ne les aura pas déposées à la mairie, ou qui ne les aura pas rendues, sera arrêté et détenu jusqu’à nouvel ordre.

Tout citoyen ivre sera désarmé et emprisonné.

Vive la République sociale !

LE COMITÉ

Proclamation du Peuple Souverain de Bédarieux

6 décembre 1851.

Le peuple victorieux, après la lutte, est obligé de veiller activement à la défense de l’ORDRE, de la PROPRIÉTÉ, de la FAMILLE.

À cet effet, beaucoup d’ouvriers ont dû quitter leurs épouses et leurs enfants, pour prouver que la Révolution ne voulait ni le pillage, ni la mine de la mère patrie !... Vive la République !

Autre proclamation.

Dans les révolutions, les uns viennent pour le bien, les autres pour le mal ! Tous les honnêtes citoyens qui verraient commettre le vol ou l’attentat à la pudeur, SONT PRIÉS DE PUNIR DE MORT les coupables.

Vive la République !

LE PEUPLE SOUVERAIN.

Ces diverses proclamations ont été citées par les journaux impérialistes, la Patrie, le Constitutionnel, etc., etc.

5  Une personne digne de toute confiance, nous a rapporté ce fait, dont elle a été témoin dans le département des Pyrénées-Orientales : La femme d’un meunier, compromis dans l’insurrection, est arrêtée loin de son domicile ; on la somme de déclarer où est caché son mari ; elle refuse de répondre ; on l’emmène prisonnière. Cette femme allaitait un enfant de six mois ; elle demande à aller chercher son enfant.