Mais, je ne vous le cache pas, et ce sera peut-être pénible pour une personne comme vous, qui n’êtes pas habituée à la fatigue ; il faudra aider la servante à balayer, à ranger, à ouvrir et à fermer le magasin, car la bonne a fort à faire dans la maison, à cause des enfants ; il faut ensuite être au comptoir depuis le matin jusqu’au soir, vendre et s’occuper des écritures de commerce, parce que ma cousine, qui est d’une très-mauvaise santé, ne peut pas toujours descendre au magasin. Elle m’avait demandé si je connaissais quelqu’un de confiance, alors j’ai pensé à vous ; je dois ajouter que vous serez libre le dimanche.

– Ainsi, chaque semaine, je pourrai voir mes enfants ! – m’écriai-je, croyant faire un rêve, mon ami, tant j’étais heureuse de cette bonne fortune inattendue ; et, les larmes aux yeux, serrant dans ma main les mains de notre lingère – : Pourvu, mon Dieu ! que votre cousine consente à me donner cette place !

– Cela dépend absolument de vous : j’ai dit à ma cousine que vous étiez la femme de M. Morand, l’ancien caissier de M. Heurtier. Elle s’est décidée tout de suite ; mais, elle désire, si cela se peut, que vous entriez au magasin le plus tôt possible. Je dois, enfin, vous prévenir que ma cousine, bonne femme au fond, est depuis longtemps malade, et que son caractère s’aigrit quelquefois ;… je vous dis cela, entre nous, pour votre gouverne.

– Pauvre femme ! elle souffre ! – dis-je à notre lingère –, déjà je m’intéresse à elle ; ne lui dois-je pas une vive reconnaissance, ne vient-elle pas à mon aide dans un moment presque désespéré ? Oh ! elle sera par moi entourée de soins si affectueux, que, loin de s’aigrir, son caractère s’adoucira.

Je te le répète, mon Edmond, je croyais rêver ; tous les bonheurs m’arrivaient à la fois ! J’accompagnai notre lingère chez Mme Charpentier, ma future patronne. C’est une femme à peu près de mon âge ; son visage est maladif. Elle m’a très-obligeamment accueillie, et, nos conditions réglées, elle m’a conduite à la chambre que je dois occuper, au dernier étage de la maison ; cette chambre est petite, mais très-logeable ; il a été convenu que j’entrerais en fonctions le lendemain.

Assurée de gagner trois cents francs par an (trois cents francs ! mon ami ! je peux à peine le croire !), j’ai pensé devoir renoncer à mon projet de placer Juliette en apprentissage. Elle a quatorze ans passés ; son état d’apprentie exigerait nécessairement qu’elle fit souvent seule des courses dans la ville. Or, mon ami, tu connais l’insurmontable timidité de notre chère enfant ; et, quoique résolue de partager le dévouement de son frère, elle aurait plus d’une cruelle épreuve à subir dans son état d’apprentie. Voici donc ce à quoi je me suis décidée :

Je me souvins d’avoir entendu parler d’une modeste maison d’éducation de demoiselles, située hors de la ville. Le prix de la pension était, dit-on, très-peu élevé, la clientèle de cet établissement se composant surtout de filles de chefs d’ateliers ou de fermiers dans l’aisance. Je me suis aussitôt rendue a ce pensionnat ; il est situé à un quart d’heure d’Orléans, sur la route d’Olivet, dans une position riante et salubre ; les élèves sont au nombre de cinquante ; le prix de la pension est de deux cents francs, tout compris. Voici comment s’explique la modicité de cette rétribution : Il n’y a dans l’établissement que deux servantes chargées des travaux les plus pénibles ; toutes les pensionnaires, dès qu’elles ont atteint l’âge de douze ans, font leur lit, le service de la maison, et s’occupent, à tour de rôle, de tous les soins du ménage, depuis ceux de la lingerie jusqu’à ceux de la cuisine, sous la direction d’une sous-maîtresse. Il y a mieux, ce pensionnat entreprend pour le dehors, beaucoup de travaux de couture, de broderie, de tapisserie ; et dès qu’une élève est en état de travailler avec assez de perfection, pour que son ouvrage rapporte quelque gain, un compte lui est ouvert ; et, à la fin de l’année, son gain, souvent minime, il est vrai, mais qui peut s’élever cependant jusqu’à trente, quarante, cinquante francs, rembourse une partie du prix de la pension. La directrice m’a cité des jeunes filles de qui la pension ne coûtait ainsi que cent vingt à cent trente francs à leurs parents. J’ai été très-frappée des avantages d’une pareille éducation : on doit y puiser d’excellentes habitudes d’ordre, de travail, d’économie, et la connaissance pratique de tous les détails d’une maison.

La directrice m’a paru être une femme véritablement remarquable ; elle m’a montré le programme des cours ; il n’est pas ce qu’on appelle : très-brillant, mais suffisant à donner une instruction solide ; les talents d’agrément sont remplacés par des notions utiles sur la tenue des livres et la comptabilité. La maison est parfaitement tenue, quoique le service soit fait presque exclusivement par les élèves. Je n’ai pas hésité un instant à placer Juliette dans ce pensionnat. Il fallait payer un trimestre d’avance et fournir un trousseau. La vente de nos derniers meubles devait suffire à solder le trimestre exigé, ainsi que six mois de l’apprentissage d’Albert ; quant au trousseau, Dieu merci ! Juliette ne manquait de rien. Ainsi, grâce à ces ressources, mes appointements suffiront cette année, du moins, à compléter la somme nécessaire au petit établissement de nos enfants.

Je revins en hâte et toute heureuse à la maison, apprendre aux enfants le succès de mes démarches au sujet de l’apprentissage d’Albert, et le hasard inespéré qui m’assurait une place de dame de comptoir. Albert fut ravi, et Juliette, un peu jalouse de son frère, dont l’apprentissage ne nous coûterait que cent vingt francs, tandis que sa pension, à elle, coûterait deux cents francs ; mais, je la consolai en lui disant que quelques-unes des élèves parvenaient souvent à payer une partie du prix de leur pension par le gain de leur travail, et qu’elle serait certainement du nombre de ces laborieuses.

Tu dois comprendre, mon Edmond, notre contentement, et quel allégement de cœur succédait, chez moi, aux cruelles angoisses dont j’étais depuis si longtemps bourrelée ! Il fut convenu que nous passerions ensemble tous les dimanches dans ma chambre, lorsque le mauvais temps nous empêcherait de sortir, et que par les beaux jours nous ferions de longues promenades aux environs d’Orléans. Nos enfants se proposaient déjà, le printemps venu, d’emporter quelques provisions dans un panier, afin d’aller goûter sous les beaux ombrages des bords du Loiret ; mais, Juliette, dont la figure s’attrista soudain, dit à son frère :

– Non,… il faudra choisir une autre promenade que les bords du Loiret ; nous y allions goûter autrefois avec papa, et, en nous retrouvant dans les mêmes endroits, nous ne ferions que pleurer,… et maman pleurerait comme nous…

Je n’ajoute rien à cette réflexion des enfants, mon ami ! tu devines quelle fut mon émotion.

Vers midi, j’ai habillé Juliette et Albert, pour les présenter, lui, à son futur patron, et elle, à sa maîtresse de pension. Je désirais aussi conduire nos enfants chez Mme Charpentier, qui, en m’acceptant comme dame de comptoir, me rend un service inespéré. Ces chers enfants, par leur gentillesse, par leur bonne grâce, par leur modestie, firent la conquête des personnes avec lesquelles, eux et moi, nous devions vivre désormais.

Je m’occupai ensuite de la vente de nos meubles, matelas, etc., linge de lit, rideaux, etc. Cette vente produisit deux cent dix francs. J’obtins de notre propriétaire, à qui j’avais payé une année d’avance, et chez qui nous n’avions logé qu’un terme et demi, une restitution de quarante francs ; je payai le trimestre de la pension de Juliette, et six mois de l’apprentissage d’Albert, réservant pour toi, pauvre ami ! le surplus de la somme.

Dans ta dernière lettre, il est vrai, tu m’apprends que l’argent que je t’ai envoyé, au mois de décembre, est encore à peu près intact entre les mains de l’officier chargé de garder les envois pécuniaires adressés aux transportés. Mais, je crains, mon ami, que tu ne te prives pour nous, et, tu le vois, après de cruelles incertitudes, notre sort, à tous trois, est maintenant assuré.

Hier soir, dernière soirée que nous avions à passer ensemble, les enfants et moi, nous avons fait une petite débauche : nous avons allumé du feu, une chandelle, et nous avons veillé jusqu’à dix heures du soir, comme au bon temps ! Hélas ! tendre ami ! deux places étaient vides au milieu de nous : celle de notre mère et la tienne ! Mais, comme toujours, vous étiez avec nous par la pensée. Je te t’ai écrit bien souvent, depuis la perte irréparable que nous avons faite, pauvre ami, nous éprouvons un charme mélancolique à nous entretenir de notre mère ; les enfants, presqu’à chaque jour, me disaient : « Te souviens-tu quand grand’mère nous disait ceci, cela ? Te souviens-tu du jour où grand’mère nous avait emmenés à la promenade avec elle, etc., etc. ; » et ces souvenirs sans cesse rappelés par nous, ont, je te l’ai dit, ce charme doux et triste que l’on éprouve à s’entretenir d’une personne chérie et absente.

Pendant cette dernière soirée, un trait d’exquise bonté de la part de Juliette, m’a touchée jusqu’aux larmes : nos enfants avaient su par moi le sort des orphelins laissés par ton malheureux compagnon d’exil. Ressentant le double intérêt que leur inspiraient le malheur et la conformité de l’âge, ils me parlaient souvent de Pierre, de Marie et du petit Dominique, dont ils avaient retenu les noms ; hier, durant notre entretien, nos enfants se félicitaient des circonstances, grâce auxquelles nous trouvions du moins désormais la sécurité de l’avenir. Juliette, après un moment de réflexion, soupira, et dit :

– Il y a quelque chose de chagrinant dans le bonheur qui nous arrive,… quand on songe que ce bonheur-là n’arrive pas à d’autres ;… – puis, me regardant, elle ajouta, tandis qu’une larme roulait sous ses longs cils – : Maman,… je dis cela en pensant aux enfants de M. Sylvain !… qui sont maintenant et pour jamais sans père, ni mère !

Ne trouves-tu pas, mon Edmond, ce retour sur le sort de ces pauvres orphelins d’une bonté touchante et charmante.