Je ne sais combien de paysans à leur aise, ayant de bonnes terres et de bonnes vignes au soleil, ont été ainsi réduits à la besace pour avoir acheté deux ou trois remplaçants à leur dernier fils, afin de l’empêcher d’être, comme tant d’autres, de la chair à canon ; sans compter qu’il ne restait dans les villages que les borgnes, les bossus, les bancroches : comme c’était régalant pour les filles à marier ! Il y avait à la Ferté, me disait ma mère, le petit Godillot, qui faisait le coq de village, le renchéri, parce qu’il n’était bossu que par-devant ! Laissez-moi donc tranquille,… l’empire, c’était le beau temps des bossus !

SYLVAIN.

L’entendez-vous, mon père ? Il n’y a que Jeanne pour trouver cela.

RATAPOIL.

Cré nom ! si l’on peut dire ! Mais, l’Empire, mère Jeanne, c’était… (avec un hoquet) c’était…

SYLVAIN.

Voyons ! qu’est-ce que c’était ?

RATAPOIL.

Cré nom ! mais, c’était l’Empire ! quoi ! Enfin l’Empire… avec les vieux de la vieille ! nos victoires ! nos aigles ! le petit caporal et tout le tremblement… Voilà !… et vive mon Empéreur ! Nous allons l’avoir, nous l’aurons !

SYLVAIN.

Lequel ?

RATAPOIL.

L’autre ! l’ancien ! ronde ! le vieux de la vieille !

SYLVAIN.

Ah çà ! l’ancien n’est donc pas mort ?

RATAPOIL.

Pardi !

JEANNE.

Voyez-vous ça ! Il vit encore !

RATAPOIL.

Il vit très-bien, caché dans une île sauvage, où il attend que le Président ait f…lanqué la botte au… dos de la République ; alors, il reviendra avec ses aigles,… cré nom ! et son petit chapeau !

SYLVAIN, à son père.

L’entendez-vous ? Il est soûl comme une grive en automne.

LE PÈRE POIRIER, riant.

Ah çà ! mon brave Ratapoil, et ses cendres que l’on a rapportées de Sainte-Hélène à Paris ?

RATAPOIL.

Comment ! père Poirier, vous, un homme d’âge, vous donnez dans ce godant-là ? Vous donnez dans les cendres !

LE PÈRE POIRIER.

Ce n’étaient donc pas ses cendres ?

RATAPOIL.

Cré nom ! si ça ne fait pas suer… Mais non ! c’étaient des fausses cendres ! L’Empéreur a été enlevé de Sainte-Hélène par des nègres américains, de l’île déserte où il se cache, en attendant que son neveu ait fait son lit aux Tuileries pour venir y coucher (l’autre…) avec ses aigles, ses abeilles, son petit chapeau, les vieux de la vieille et tout le tremblement !

JEANNE, riant.

Toute cette ménagerie-là dans le même lit ?… Excusez du peu ! il faut qu’il soit de taille… Déraisonnez si vous voulez ; mais, ne criez pas si fort, vous allez réveiller mes enfants…

RATAPOIL, pouvant à peine se tenir sur ses jambes.

Allons, mère Jeanne, on ne crie plus, on s’en va ! Il est tard ! père Poirier ; bonsoir, Sylvain… Je ne vous dis que ça… Enfoncée la République, et vive mon Empéreur !

JEANNE, le poussant dehors.

Mais, allez-vous-en donc ! vous faites un sabbat d’enfer !

RATAPOIL, sortant et manquant de tomber.

Vive mon Empé…é…é… reurre ! Je le soutiens,… je le soutiendrai… à mort !

JEANNE.

Commencez donc par vous soutenir vous-même… (Fermant la porte à clef). Vilain raboteur ! faut-il qu’il ait bu pour dire des bêtises pareilles !

SYLVAIN, tristement.

Ah ! mon père, malgré moi, je suis inquiet !

LE PÈRE POIRIER.

Pourquoi donc ?

SYLVAIN.

Ce M. Noireau, dont parle Ratapoil, est bien informé,… il a des amis à Paris… Tenez, mon père,… il se trame quelque chose ;… le journal a raison…

LE PÈRE POIRIER.

Allons donc, mon garçon ! Ratapoil est gris, il ne sait pas ce qu’il dit…

JEANNE.

C’était une vraie comédie ; et s’il n’avait pas crié d’une voix à éveiller nos enfants, je ne l’aurais pas mis à la porte… (Contrefaisant gaîment Ratapoil) : Nom d’un petit chapeau !

Sylvain, pendant que son père et sa femme ont ainsi parlé, s’est levé en secouant la tête d’un air pensif, et est allé prendre le vieux fusil à deux coups, placé au-dessus de la cheminée ; puis, il revient, d’un air de plus en plus soucieux, tenant l’arme entre ses mains, et dit à Jeanne, non moins étonnée que le père Poirier :

– Ma bonne femme, donne-moi un chiffon et une goutte d’huile…

JEANNE.

Tu vas donc nettoyer ton fusil ?

SYLVAIN.

Oui.

JEANNE.

Pour quoi faire ?

SYLVAIN.

J’en aurai peut-être besoin bientôt…

JEANNE.

De ton fusil ?

SYLVAIN, les larmes aux yeux.

Oui, ma pauvre femme… Quoi que mon père en dise, j’en suis sûr, il se complote quelque chose ; et, en tout cas,… il faut se tenir prêt…

JEANNE, comprenant la pensée de son mari, pousse un cri d’effroi, et se jette à son cou en pleurant.

Sylvain !… mon bon Sylvain !… tu veux aller te battre, s’il y a du bruit à Paris… Père… père !… vous l’entendez…

LE PÈRE POIRIER, cachant sa figure entre ses mains.

Je n’ai pas le courage de lui dire qu’il a tort ;… il faut qu’il fasse son devoir, si un malheur arrive.

JEANNE, avec angoisse.

Oh ! mon pauvre homme !… mon pauvre homme !…

SYLVAIN, d’une voix étouffée, serrant Jeanne contre sa poitrine.

Oh ma femme !… mes enfants !… mon père !… il n’y a pas à reculer. La République est le plus bel héritage que nous puissions laisser à nos fils !

* * *

Non loin de Beaugency, sur la rive gauche de la Loire, s’étendent les grands bois de Mareuil. Le lendemain du jour où Sylvain s’était occupé de nettoyer son fusil, deux paysans par une nuit noire, vers minuit, se guidant à la pâle clarté des étoiles, pénétrèrent dans les bois de Mareuil par un sentier qu’ils semblaient connaître.

Ces deux paysans étaient Sylvain et Petit-Jean, son ami.

Avant de continuer ce récit, deux mots sur Petit-Jean.

Je l’ai connu ; jamais je n’ai rencontré plus honorable caractère, dévouement plus pur, plus merveilleusement intelligent à la cause républicaine ! Voici l’histoire de cet obscur et courageux apôtre de la foi démocratique.

Il était vigneron et possédait assez de bien pour vivre dans une modeste aisance ; avant 1848, déshérité de ses droits politiques, comme des millions de citoyens, Petit-Jean ne s’occupait point des affaires publiques ; mais il s’en préoccupa vivement dès qu’il eut un droit à exercer. Ayant reçu l’éducation primaire des paysans aisés de nos campagnes, il savait lire et écrire ; je le vis pour la première fois peu de temps après que furent rendues les ordonnances si sévères sur le colportage, et si contraires à l’esprit de ce principe d’éternelle justice : – que chacun a le droit de publier sa pensée – ; ces ordonnances rendaient impossible la propagande républicaine, si sage, si modérée qu’elle fût. Petit-Jean vint donc me consulter sur un projet, que voici à peu près dans les termes où il me l’exposa :

– Citoyen, – me dit-il –, je désire servir utilement notre cause ; je possède quelques vignes ; je les ai affermées ; ce qu’elles me rapportent me suffit à vivre ; paysan, je connais les paysans ; ce qui manque à beaucoup d’entre eux, c’est l’instruction, la connaissance et la conscience de leurs droits et de leurs devoirs politiques ; les paysans n’ont ni le temps, ni l’occasion, ni le moyen de lire les journaux, qui seuls pourraient les éclairer, les guider ; ceux qui savent lire, et le nombre en est restreint, ne lisent guère que des almanachs. Ce moyen de propagande républicaine est devenu presque impossible ; les colporteurs ne peuvent rien colporter dans les campagnes, sans l’autorisation et le visa des préfets ; or, la première chose qu’ils défendent, sont les almanachs républicains. Il est très-difficile d’échapper à ces ordres et à la vigilance des gendarmes, qui visitent sur la grand-route ou dans les villages les balles des colporteurs de livres. Voici à quoi j’ai pensé : J’achèterai un assortiment de brochures, publiées par la librairie ecclésiastique de Tours, cela passera partout ; et ma balle sur le dos, j’irai dans les hameaux les plus reculés du département, au fond des bois et des bruyères ; j’irai surtout dans les métairies isolées ; j’y arriverai le soir à l’heure du souper, heure du repos et de la causerie des paysans ; et, selon la coutume hospitalière du pays, on m’invitera à assister à la veillée, puis à passer la nuit dans la maison… »

– Fort bien, – dis-je à Petit-Jean, ne comprenant pas encore où il en voulait venir – ; mais, citoyen, quelle propagande républicaine pouvez-vous faire avec vos petits livres de l’évêché de Tours ?

– Ah ! voilà, – me répondit-il en souriant d’un air fin –. Je compte bien ne pas avoir le malheur d’en vendre un seul de ces petits livres ! et porter ma halle aussi lourde à mon retour chez moi qu’à mon départ ; mais, voyez-vous, j’ai le bonheur de posséder une mémoire extraordinaire ; j’ai appris par cœur dans les journaux et les almanachs républicains tout ce qui m’a paru bon, sain, utile et à la portée de l’esprit et des connaissances des paysans ; de ma mémoire, citoyen, vous allez juger.

Et Petit-Jean (que l’on me pardonne cet orgueilleux souvenir !) Et Petit-Jean, par un procédé de cordiale politesse, me récita d’abord quelques passages du Républicain des Campagnes et du Berger de Kravan(3), puis d’autres fragments des œuvres de Pierre Dupont, et de mes excellents amis et collègues Félix Pyat, Esquiros, Joigneaux, écrivains aujourd’hui proscrits, et alors particulièrement populaires dans les campagnes.

Je restai stupéfait, émerveillé, non pas seulement de la prodigieuse mémoire de Petit-Jean, mais de son accent aussi expressif que sympathique ; son débit était très-intelligent, l’inspiration, la foi, si je puis dire, donnaient à ses paroles un attrait, une autorité irrésistible. Il me dit entre autres le fameux toast aux paysans de mon cher Félix Pyat d’une voix si émue, si pénétrée, que les larmes me vinrent aux yeux.

– Maintenant, citoyen – reprit Petit-Jean –, vous comprenez que mes petits livres de l’évêché ne seront qu’un passeport ; les gendarmes ne pourront, si fins, si perçants que soient leurs yeux, voir ce que j’ai dans la tête, dans le cœur et sur la langue (textuel). Aussi, en arrivant le soir dans une métairie, et m’asseyant au coin du feu, au milieu de la famille du métayer, je leur réciterai quelques-unes des choses que vous venez d’entendre ; et si je leur montre ma cargaison de brochures de l’évêché, ce sera surtout pour leur recommander de ne jamais acheter de pareilles drogues, ou pour leur en lire, en les commentant, quelques passages, qui les dégouteront à jamais de la propagande des blancs et des noirs ; et, maintenant, citoyen, que dites-vous de mon projet ? »

– Ce que j’en dis – m’écriai-je, touché de tant de dévouement –, je dis que vous pouvez ainsi rendre d’immenses services à notre cause.

– Bien vrai, citoyen ! Alors vous me donnez bon courage et bon espoir. Adieu ; je viendrai vous rendre compte de ma première tournée.

Petit-Jean, fidèle à ses projets, parcourut notre département, s’attachant avec une parfaite sagacité à visiter les localités éloignées des centres de population ; centres où du moins le rapprochement, le frottement des hommes entre eux, quel que soit leur degré d’instruction, les rend plus ouverts aux communications de la pensée, et plus aptes à percevoir le juste et le vrai.

La propagande de Petit-Jean eut le succès qu’il en attendait ainsi que moi. Je le voyais de temps à autre, après ses tournées ; je lui prêtais quelques bons livres d’histoire : il aimait passionnément à s’instruire ; c’était un esprit prompt, droit, singulièrement perspicace ; un cœur honnête et chaleureux ; Petit-Jean, d’une figure douce et pâle ; très-petit et très-chétif d’ailleurs, puisait dans l’énergie de ses convictions la force de parcourir de l’aube au soir nos pays, ployant sous le fardeau de sa lourde balle, remplie de livres de l’évêché, son passeport, comme il disait finement.

Donc, ce Sylvain et son ami Petit-Jean cheminaient vers minuit et au milieu des ténèbres à travers les bois de Mareuil ; au moment où ils s’engageaient sous une haute futaie complètement obscure, Petit-Jean s’arrêta, et dit à Sylvain :

– Avant d’aller plus loin es-tu bien décidé ?

SYLVAIN.

Oui…

PETIT-JEAN.

La chose est grave ;… as-tu réfléchi ?

SYLVAIN.

Oui ;… et ma conscience me dit que je fais bien de me joindre à nos frères, au lieu d’agir isolément,… si le malheur veut qu’il faille agir…

PETIT-JEAN.

Mon ami, il est encore temps de nous en retourner ; tu as femme et enfants, un vieux père, dont tu es le seul soutien ; moi, je suis garçon, je ne compromets que moi…

SYLVAIN.

Petit-Jean,… c’est parce que j’ai une femme, des enfants et un vieux père qui vivent de mon travail, que je veux soutenir et défendre la République ;… c’est le seul héritage que nous puissions léguer à nos fils.

PETIT-JEAN.

Viens donc !

Les deux paysans continuent leur route et s’enfoncent de plus en plus dans l’épaisseur du bois, suivant, pour se guider, la trace blanchâtre du chemin à peine visible au milieu des ténèbres formées par l’ombre des grands arbres, au-dessus de la cime desquels on voit briller çà et là quelques étoiles. Soudain, Sylvain s’arrête, et, montrant à Petit-Jean un énorme chêne isolé au milieu d’une clairière, il dit à son ami :

– Tu vois bien ce chêne ?

PETIT-JEAN.

Oui.

SYLVAIN.

Tu reconnaitras l’endroit ?

PETIT-JEAN.

Cela ne me paraît pas difficile.

SYLVAIN.

On ne sait pas ce qu’il peut arriver. Écoute-moi bien : En suivant un ancien chemin, maintenant couvert d’herbe, et qui aboutit en face de ce gros chêne, on arrive, à environ cinq cents pas d’ici, à une marnière abandonnée ; son entrée est maintenant bouchée par les ronces : c’est une bonne cachette. Il y a au fond de cette espèce de soutterain une petite source d’eau vive, et en emportant un pain avec soi, on peut passer là quelques jours à l’abri des recherches.

PETIT-JEAN.

Grâce à Dieu, nous n’aurons pas, je l’espère, besoin de nous cacher ; mais tu as raison, on ne sait ce qui peut arriver ; merci du renseignement.

Petit-Jean et Sylvain se remettent en route ; et, après avoir encore marché pendant quelque temps, ils distinguent, à l’extrémité de la route, un espace moins obscur : c’est une clairière, au milieu de laquelle s’élève un poteau. En quittant la route ombreuse et en arrivant à ce rond-point découvert de tous côtés, les deux paysans peuvent distinguer les objets à travers la transparence de la nuit ; ils aperçoivent près du poteau trois hommes ; deux d’entre eux sont vêtus de blouses ; l’autre est enveloppé d’un manteau, c’est l’initiateur.

PETIT-JEAN, s’approchant.

Citoyens, je vous amène un de nos frères, qui veut, comme nous, défendre la constitution et la République, si elles étaient attaquées.

L’INITIATEUR à Sylvain.

Frère, qu’est-ce que la constitution ?

SYLVAIN.

C’est la loi.

L’INITIATEUR.

Qui a fait cette loi ?

SYLVAIN.

Le peuple souverain, par l’organe de ses représentants.

L’INITIATEUR.

Frère, connais-tu l’article 68 de la constitution ?

SYLVAIN.

J’en sais le sens.

L’INITIATEUR.

Voici le texte : Toute mesure par laquelle le Président de la République dissout ou proroge l’Assemblée Nationale, ou met obstacle à l’exercice de son mandat est un crime de HAUTE TRAHISON ; par ce seul fait, le Président est déchu de ses fonctions, LES CITOYENS SONT TENUS DE LUI REFUSER OBÉISSANCE, et le pouvoir exécutif passe de plein droit  à l’Assemblée Nationale. – Frère, voici la loi ; jures-tu de l’exécuter, si la constitution était en danger ?

SYLVAIN.

Je le jure !

L’INITIATEUR.

Connais-tu l’article 110 de la constitution ?

SYLVAIN.

J’en connais le sens.

L’INITIATEUR.

En voici le texte : L’Assemblée Nationale confie le dépôt de la présente constitution et des droits qu’elle consacre À LA GARDE ET AU PATRIOTISME DE TOUS LES FRANÇAIS. – Jures-tu de défendre par les armes la loi qui est confiée à ta garde et à ton patriotisme ?

SYLVAIN.

Je le jure !

L’INITIATEUR.

En cas d’un coup d’état, jures-tu de te rendre au premier appel de tes frères ?

SYLVAIN.

Je le jure !

L’INITIATEUR.

Jures-tu de garder envers tous le secret de ton affiliation aux défenseurs de la constitution ; de garder ce secret, même envers ta femme, tes enfants, tes parents ?

SYLVAIN.

Je le jure !

L’INITIATEUR.

Jures-tu d’employer toute ton énergie à empêcher le pillage, si quelques misérables, faux ou indignes républicains voulaient se porter à ces excès, pour ternir le triomphe de la loi et de la sainte cause démocratique et sociale(4).

SYLVAIN.

Je le jure !

L’INITIATEUR.

Frère, donne-moi ta main, tu es des nôtres ; croise ton pouce avec le mien, en appuyant ton doigt du milieu dans la paume de ma main. C’est notre signe de reconnaissance. Notre mot de ralliement est : Comment se porte la mère Marianne ? La mère Marianne, c’est la mère du peuple ; c’est la loi, la constitution, la République !

SYLVAIN, donnant sa main à l’initiateur, selon le mode qu’il lui a prescrit.

Espérons que la mère Marianne se portera toujours bien, et que ses enfants sauront la défendre si on l’attaque !

L’INITIATEUR.

As-tu des armes, des munitions ?

SYLVAIN.

J’ai un fusil ; j’achèterai demain de la poudre et je fondrai des balles.

L’INITIATEUR.

Ah ! frère, la République croyait avoir à jamais mis fin à la guerre civile par les luttes pacifiques du suffrage universel. La République avait proclamé la liberté des citoyens à s’assembler paisiblement au grand jour, et de s’associer pour la défense de la loi commune, si jamais elle était en péril, et voici que de sourdes et menaçantes rumeurs nous font redouter un coup d’état et de sanglants déchirements ! Voici que nous, défenseurs de la loi, nous sommes obligés de nous réunir la nuit, au fond des bois, comme des coupables, afin d’aviser à la défense de la constitution minée de tous côtés ! Fasse le ciel que nos prévisions soient trompées ! Fasse le ciel que les horreurs de la guerre civile soient épargnées à la France ! Quoi qu’il arrive, ayons bon courage, bon espoir. Oui, nous tous, laboureurs, artisans, bourgeois, prolétaires, nous tous, qui voulons, au nom de la paix publique, le maintien de la constitution, nous saurons la défendre, et subir, s’il le faut, pour elle, la proscription ou la mort ! Nous le jurons ! Vive la République !

SYLVAIN, PETIT-JEAN et les deux autres témoins de l’affiliation.

Nous le jurons ! Vive la République !

Il y avait quelque chose de touchant et de grand à la fois dans ce cri de foi et d’espérance jeté vers le ciel par ces cinq hommes, réunis dans cette solitude profonde, au milieu de la nuit…

Les affiliés se séparèrent ; les initiateurs s’en retournèrent par la route de Beaugency. Petit-Jean et Sylvain regagnèrent leur demeure par le chemin qui conduit à Saint-Laurent-des-Eaux.

* * *

Cette scène se passe dans la journée du 4 décembre 1851, quarante-huit heures après le coup d’état.

Le jour commence à poindre et à éclairer faiblement l’intérieur de la maison de Sylvain. La couverture du lit des deux époux, qui n’a pas été défaite depuis la veille, est en plusieurs endroits tachée de sang, ainsi que le sont quelques chiffons dispersés çà et là sur le carreau.

Le père Poirier, assis au coin du foyer, berce sur ses genoux le petit Dominique endormi ; les traits du vieillard sont profondément altérés, ses yeux rougis de larmes, qui, de temps à autre, coulent encore ; il prête parfois l’oreille du côté de la porte entr’ouverte ; presqu’au même instant, Pierre accourt du dehors, et entre précipitamment ; les traits de l’enfant sont fatigués, abattus ; ses yeux rougis par les larmes, ainsi que ceux du vieillard.

PIERRE

Grand-père ! grand-père ! ! je viens de voir ma sœur,… au tournant de la route… Maman n’est pas loin…

LE PÈRE POIRIER.

Mon Dieu ! que va-t-elle m’apprendre ? Mon fils !… mon pauvre fils !… (Il sanglote).

PIERRE, sanglotant aussi et joignant les mains.

Ne pleure pas, grand-père,… ne pleure pas !

Il se jette au cou du vieillard. Le petit Dominique endormi, s’agite, frissonne, et murmure : « J’ai froid,… j’ai sommeil,… maman ! » Il fait encore quelques mouvements ; le père Poirier le berce de nouveau ; l’enfant s’apaise.

MARIE, accourant essoufflée.

Voilà maman !…

LE PÈRE POIRIER, avec angoisse.

Et ton PÈRE ?… ton PÈRE ?…

MARIE, essuyant son visage baigné de sueur.

Je ne sais pas !… Maman m’avait dit de faire le guet au dehors de la marnière où nous avons conduit papa… Et puis, maman m’avait recommandé, lorsque je la verrais sortir, de ne pas l’attendre, et de marcher bien loin devant elle… pour revenir l’avertir si je voyais des gendarmes… Je n’en ai pas vu…

LE PÈRE POIRIER, d’un ton déchirant.

Jeanne n’a rien dit à sa fille… Sylvain est mort au fond de cette caverne !

PIERRE et MARIE se jettent aux genoux du vieillard, et, éplorés, tendent vers lui les mains.

Non,… n’est-ce pas, grand-père, que papa n’est pas mort ?

Jeanne entre à ce moment ; elle est très-pâle ; le bas de sa jupe et ses sabots sont couverts d’une boue crayeuse ; ses vêtements en désordre accusent son état de grossesse avancé ; ses beaux traits expriment un mélange de douleur profonde et de ferme résolution. À sa vue, le père Poirier se lève, tenant toujours le petit Dominique endormi, et s’écrie d’une voix palpitante : – Et Sylvain ?

JEANNE, brisée de fatigue, s’assied un moment.

Le sang de sa blessure est arrêté… Il souffre moins. Je l’ai couché, au fond de la marnière, sur un lit de bruyères que j’ai arrachées…

LE PÈRE POIRIER, levant les yeux au ciel.

Il vit… Mon Dieu ! il vit !

JEANNE.

Pourvu maintenant qu’on ne le découvre pas, nous sommes sauvés ;… heureusement, la cachette est bonne… (Elle se lève brusquement, et regarde autour d’elle avec une sorte d’égarement). Père ! où sont mes enfants ?… Marie, est-elle rentrée ?… où sont mes enfants ?…

PIERRE et MARIE, s’approchant.

Nous voilà, maman !

JEANNE.

Chers petits, je ne vous voyais pas.