(Elle les embrasse passionnément). Je crois, Dieu me pardonne, que la tête me tourne… (Portant ses deux mains à son front). Non, non, du calme,… du courage,… j’en ai besoin !

LE PETIT DOMINIQUE, tout à fait réveillé, s’échappe frissonnant des bras du vieillard.

Maman,… j’ai bien froid,… bien sommeil !

JEANNE, le prenant dans ses bras.

Je vais te coucher, mon enfant ;… viens…

LE PÈRE POIRIER.

Il pleurait tout seul dans son lit, en appelant son frère et sa sœur ; je l’ai gris sur mes genoux, et je l’ai bercé pour l’endormir.

JEANNE, entrant dans la chambre voisine, emportant l’enfant.

Merci, père ;… ma petite Marie, allume vite du feu… Je vais faire la soupe pour tout le monde, comme à l’ordinaire. Ne nous étourdissons pas !

PIERRE.

Mère, nous n’avons point faim ce matin.

JEANNE, parlant dans la pièce voisine.

Il faut manger tout de même, mes enfants… Sans cela, on risque de s’affaiblir, de tomber malade : il ne nous manquerait plus que cela !… Dominique) : Embrasse-moi, mon petit ange, et dors bien. (Rentrant dans la chambre) Allons, Marie, dépêche-toi d’allumer le feu… Toi, Pierre, va au puits chercher de l’eau. (Elle prend la marmite de fonte qui pend et la crémaillère du foyer, pendant que Pierre et Marie exécutent activement les ordres qu’ils ont reçus). Il faut manger la soupe, père,… afin de conserver nos forces. Dam ! c’est pas le tout d’avoir du chagrin, faut encore pouvoir le supporter…

LE PÈRE POIRIER.

Mon Dieu ! comment… Sylvain,… avec sa balle dans la cuisse, a-t-il fait pour se trainer jusqu’à la marnière ?

JEANNE, tout en s’occupant de préparer la soupe.

Mon pauvre homme s’appuyait sur ma fille et sur moi ; il s’arrêtait presqu’a chaque pas, et quand il ne pouvait plus marcher, nous le portions ; et sa cuisse blessée était soutenue par Marie. Je suis bien forte ; mais, en ce moment-là, voyez-vous, père, je me sentais dix fois plus forte encore ! (S’adressant à sa fille). Marie, prends le pain dans la huche, et donne-le-moi. (Au père Poirier) : Heureusement, il faisait clair de lune ;… nous sommes arrivés à la marnière ; j’ai laissé Sylvain sous un arbre, à côté de Marie, et je suis entrée sous la voûte ; je m’étais munie d’une chandelle, je l’ai allumée. Il y avait une petite source, au fond du souterrain. Au moins, Sylvain, qui se mourait de soif, à cause de l’ardeur de la fièvre, ne manquerait pas d’eau. J’ai remonté ; j’ai arraché des bruyères, j’en ai fait un lit bien épais, à côté de la source. Marie m’a aidée à descendre son père dans cette cachette ; et puis, j’ai, par précaution, renvoyé ma fille faire le guet au dehors. J’ai lavé la blessure de Sylvain ; la fraicheur de l’eau a arrêté le sang. J’ai replacé et resserré les linges et les bandages ; il s’est trouvé soulagé. J’ai laissé près de lui le pain, la bouteille et le gobelet que j’avais emportés dans le panier. Alors… (Ses larmes coulent, malgré ses efforts pour rester calme et vaquer aux soins de son ménage.) Alors… j’ai embrassé mon pauvre homme ;… je lui ai dit… adieu… Et lui, m’embrassant aussi, à claque baiser, me disait : « Tiens, voilà pour mon père… Tiens,… voilà pour nos enfants… Courage,… ne vous désespérez pas ; nous avons la loi pour nous ! »

LE PÈRE POIRIER, avec angoisse.

Seul,… blessé,… au fond de cette caverne ;… c’est pour en mourir !

JEANNE, essuyant ses larmes.

Pour en mourir ! il n’y aurait donc que les méchantes gens qui vivraient. Allons, père, du courage !… Sylvain est bien caché ;… j’irai le voir toutes les nuits ; je lui mènerai nos enfants, chacun à leur tour…

LE PÈRE POIRIER.

Mais, vous êtes enceinte de sept mois, pauvre femme ! Ce n’est pas le courage qui vous manquera, c’est la force…

JEANNE.

C’est pour que nous ayons tous de la force, qu’il faut se faire une raison et manger la soupe ; je ne connais que ça… Marie,… donne-moi les pommes de terre ; et l’eau ?… où est-elle ?

MARIE, attisant le feu.

Pierre est allé en chercher au puits.

JEANNE.

Comme il est longtemps à revenir ; va donc voir ce qu’il fait.

PIERRE, rentre avec épouvante.

Les gendarmes ! maman,… les gendarmes !

JEANNE, devenant livide.

Mon Dieu !

PIERRE.

Je tirais de l’eau du puits, je les ai vus de loin ; j’ai resté pour voir s’ils prenaient la route d’ici. (Avec terreur) : Ils viennent chercher papa… pour le faire mourir !

Jeanne, au milieu de l’épouvante de sa famille, s’est élancée à la porte, afin de s’assurer par elle-même de l’arrivée des gendarmes ; au bout de quelques instants, elle rentre d’abord éperdue ; puis, reprenant son courage et sa présence d’esprit, elle s’écrie :

– Mes enfants, courez vous mettre dans votre lit, faites semblant de dormir ; et si l’on vous interroge sur votre papa, répondez toujours : Nous ne savons pas,… nous ne savons rien… Vous m’entendez bien ? il faudra répondre comme je vous dis,… sinon… c’est la mort de votre père. (Elle pousse Pierre et Marie dans la chambre voisine, ferme la porte, et revient précipitamment près du vieillard). – Maintenant ne perdons pas la tête ;… ne nous effrayons pas ; ni vous, ni moi, ne trahirons Sylvain,… et je réponds des enfants… (On entend au dehors le piétinement des chevaux et le bruit des sabres trainant sur la route). Voilà les gendarmes ! Je vais tremper la soupe comme si de rien n’était. (Jeanne, affectant un grand sang-froid, coupe des tranches de pain dans une écuelle).

LE PÈRE POIRIER.

Ah ! quel bonheur si l’on voulait me prendre à la place de mon fils !

LE BRIGADIER DE GENDARMERIE (à haute voix en dehors de la maison) :

Qu’un homme se place à cette fenêtre, et feu sur l’insurgé, s’il se sauve ou s’il résiste ! qu’un autre visite le fournil, l’étable et le grenier ; qu’un autre reste en faction à cette porte. (Le brigadier entre le pistolet au poing). Où est Sylvain Poirier ?

JEANNE, coupant toujours son pain sans regarder le brigadier.

Sylvain est aux champs.

LE BRIGADIER.

Ah ! Sylvain est aux champs ? (Il jette de côté et d’autre ses regards ; il remarque la couverture du lit tachée de sang, et les chiffons ensanglantés épars sur le plancher ; il les ramasse et les met dans la main dont il tient son pistolet. – Bon – frappant sur l’épaule de Jeanne, toujours occupée de couper son pain –. Je vous ai demandé où était Sylvain Poirier ?

JEANNE.

Eh bien ! quoi ?… Il est aux champs !

LE PÈRE POIRIER.

Oui, il est à son ouvrage ;… on vous l’a déjà dit…

LE BRIGADIER.

Nous allons savoir ça… (Il va droit à la porte qui donne dans la chambre où sont couchés les enfants, l’ouvre et regarde).

UN GENDARME, entrant.

Brigadier, il n’y a personne, ni dans l’étable, ni dans le fournil, ni dans le grenier.

LE BRIGADIER.

Fouillez cette chambre, fermez-en la porte sur vous, et ne laissez pas sortir ces enfants.

Le gendarme entre dans la chambre et referme la porte. Le brigadier se baisse, regarde sous le lit, soulève la paillasse et le matelas, dérange le buffet et l’armoire, jette un coup d’œil dans l’intérieur du conduit de la cheminée, frappe çà et là les murailles avec la crosse de son pistolet, afin de s’assurer qu’elles ne sonnent pas le creux ; pendant le temps que durent ces recherches, le père Poirier, ses coudes sur ses genoux, cache son visage entre ses mains.