Il n’est plus aujourd’hui qu’un pauvre fleuve quelconque du désert ; ses bords se sont dépeuplés de leurs villes et de leurs palais ; des tristesses et des silences infinis sont descendus sur lui comme sur toute cette Palestine à l’abandon. À cette époque de l’année, quand Pâques est proche, il reçoit encore de pieuses visites ; des hordes de pèlerins, accourus surtout des pays du Nord, y viennent, conduits par des prêtres, s’y baignent en robe blanche comme les chrétiens des premiers siècles et emportent religieusement, dans leurs patries éloignées, quelques gouttes de ses eaux, ou un coquillage, un caillou de son lit. Mais après, il redevient solitaire pour de longs mois, quand la saison des pèlerinages est finie, et ne voit plus de loin en loin passer que quelques troupeaux, quelques bergers arabes moitié bandits.
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Vers le milieu du jour, nous sommes rentrés à Jéricho, d’où nous ne repartirons que demain matin, et il nous reste les heures tranquilles du soir pour parcourir la silencieuse oasis.
Une sorte de grand bocage mélancolique où souffle un air extraordinairement chaud et où vivent, grâce à la dépression profonde du sol, des bêtes et des plantes tropicales. Halliers, fouillis d’arbres verts, d’arbustes plutôt et d’herbages, le faux-baumier ou baumier-de-Galaad, le pommier-de-Sodome et le spina-Christi aux épines très longues, qui, suivant la tradition, servit à composer la couronne de Jésus.
Aux temps antiques, c’était ici une contrée de richesse et de luxe, comme de nos jours la Provence ou le golfe de Gênes, et on y faisait des jardins merveilleux, renommés par toute la terre. Salomon y avait acclimaté les premiers baumiers rapportés de l’Inde. L’eau, amenée de tous côtés par des canaux, permettait d’entretenir de grands bois de palmes, des plantations de cannes à sucre et des vergers pleins de roses. Toute cette plaine était « couverte de maisons et de palais ».
Aujourd’hui, plus rien, et les traces même de cette splendeur sont effacées ; des amas de pierres çà et là, d’informes ruines émiettées sous les broussailles, servent aux discussions des archéologues. On ne sait plus bien exactement où furent les trois villes célèbres qui, tour à tour, s’élevèrent ici ; ni la Jéricho primitive, dont les murs tombèrent au son des trompettes saintes et que Josué détruisit ; ni la Jéricho des prophètes où vécurent Élisée et Élie, qui fut offerte, comme un cadeau royal, par Antoine à Cléopâtre, puis vendue par Cléopâtre à Hérode et ornée par celui-ci de nouveaux palais, et enfin complètement détruite sous Vespasien ; ni la Jéricho des premiers siècles de notre ère, bâtie par l’empereur Adrien, devenue évêché dès le IVe siècle et encore célèbre au temps des croisades par ses ombrages de palmiers.
Fini et anéanti, tout cela ; non seulement les palais ont disparu avec les temples et les églises ; mais aussi les dattiers, les beaux arbres rares ont fait place aux broussailles sauvages qui recouvrent à présent l’oasis d’un triste réseau d’épines.
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Par les vagues sentiers, parmi les buissons épineux et les ruisseaux d’eaux vives, nous errons longuement, aux heures lumineuses du soir. Très loin, un petit pâtre arabe nous mène voir des amoncellements de pierres qui forment comme un immense tumulus et où se distinguent encore, entre les herbes et les ronces, quelques blocs jadis sculptés. Laquelle des trois Jéricho est là, devant vous, pulvérisée ? Probablement celle d’Hérode ; mais on n’en sait rien au juste, et, d’ailleurs, peu nous importe la précision des détails dans l’ensemble de tout ce passé mort !
Le coucher splendide du soleil nous trouve presque égarés au milieu de cette espèce de bocage funéraire, qui est jeté à la façon d’un grand linceul sur le sol plein de poussière humaine. Et nous pressons le pas, nous déchirant un peu aux épines des baumiers-de-Galaad. Pendant notre promenade solitaire, nous n’avons rencontré qu’un troupeau de chèvres et deux ou trois Bédouins de mauvaise mine armés de bâtons. Mais, dans les branches, c’est une agitation joyeuse d’oiseaux de tout plumage qui s’assemblent pour la nuit, et on entend de divers côtés le rappel des tourterelles. Cette plaine en contre-bas des mers, dans laquelle nous marchons, est partout environnée de montagnes ; il y a d’abord, à un millier de mètres de distance, montrant au-dessus des bois son sommet rougeâtre, ce mont de la Quarantaine, où, d’après la tradition, le Christ se retira pour méditer pendant quarante jours et qui est resté, depuis tantôt dix-neuf siècles, comme une sorte de Thébaïde aux cavernes toujours hantées par des moines solitaires, des ermites à longs cheveux, À l’Occident s’en va la chaîne lointaine des montagnes de la Judée, déjà dans l’ombre, tandis qu’au levant et au sud les cimes de la Sodomitide concentrent tous les derniers rayons du soir, éclatent dans une sinistre splendeur au-dessus de cette nappe assombrie qui est la mer Morte. – Tout cela cependant n’est encore rien, après les désolations et les éblouissements roses de la Grande Arabie, dont nous gardons le souvenir, l’image comme gravée au fond de nos yeux…
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Au chaud crépuscule, quand nous sommes assis devant le porche de la petite auberge de Jéricho, nous voyons accourir, sur un cheval au galop affolé, un moine en robe noire, les longs cheveux au vent. C’est l’un des solitaires du mont de la Quarantaine, qui a tenu à arriver le premier pour nous offrir des petits objets en bois de Jéricho et des chapelets en coquillages du Jourdain. – À la nuit tombée, il en descend d’autres, qui ont la pareille robe noire, la même chevelure éparse autour d’un visage de bandit et qui entrent à l’hôtel pour nous proposer des petites sculptures et des chapelets semblables.
Elle est tiède, la nuit d’ici, un peu lourde, très différente des nuits encore froides de Jérusalem, et, à mesure que s’allument les étoiles, un concert de grenouilles commence partout à la fois, sous l’enchevêtrement noir des baumiers-de-Galaad, – si continu et d’ailleurs si discret que c’est comme une forme particulière du tranquille silence. On entend aussi des aboiements de chiens de bergers, là-bas, du côté des campements arabes ; puis, de très loin, le tambour et la petite flûte bédouine, rythmant quelque fête sauvage ; – et, par instants, bien distinct de tout, le fausset lugubre d’une hyène ou d’un chacal.
Maintenant, voici même un refrain inattendu des estaminets de Berlin qui éclate tout à coup, comme en dissonance ironique, au milieu de ces bruits légers et immuables des vieux soirs de Judée : des touristes allemands, qui sont là depuis le coucher du soleil, campés sous des tentes des agences ; une bande de « Cooks », venus pour voir et profaner ce petit désert à leur portée.
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Passé minuit, quand tout enfin se tait, le silence appartient aux rossignols, qui emplissent l’oasis d’une exquise et grêle musique de cristal.
XVI
Lundi, 9 avril.
Nous quittons dès le matin Jéricho pour remonter vers Jérusalem. Dans les sentiers, coupés de clairs ruisseaux, sur les herbes, entre les baumiers verts, il y a une certaine animation de cavaliers arabes, qui galopent, au soleil levant, sur des chevaux harnachés de mille couleurs.
Au sortir des plaines profondes, quand nous entrons dans les calcaires blancs des montagnes de Judée, une cuisante chaleur nous accable, et nos chevaux marchent péniblement sur cette route, qui monte en lacets rapides. Nous nous élevons par degrés au-dessus de la région étrange, en contre-bas de tous les pays et de toutes les mers. La lumière est dure et éblouissante sur les blancheurs des rochers et du sol ; il n’y a de noir que nos ombres ; tout le reste est clair et fatigant à regarder. Derrière nous, le déploiement toujours plus immense des lointains, – la mer Morte, aux immobilités d’ardoise, et les montagnes bitumineuses de la Sodomitide, – tout cela semble, par contraste, un grand abîme obscur, tant sont blanches les choses rapprochées.
Très noires, nos ombres, qui se promènent sur les blanches pierres peuplées de lézards. Noirs aussi, les passants, que nous rencontrons maintenant de plus en plus nombreux, comme avant-hier, en défilé presque continu. Des Bédouins, chassant devant eux des petits ânes par centaines ; des Bédouins et des Bédouins, armés de longs fusils, de coutelas et de poignards, la corde de laine autour du front et les coins du voile arrangés en oreilles de bête ; groupes archaïques et charmants ; groupes d’hommes sveltes et fauves qui, en nous croisant, nous montrent, dans un sourire de salut, des dents de porcelaine. Et des chameaux, attachés à la file, et des troupeaux de chèvres innombrables, menés par des petits bergers aux yeux de gazelle.
Parfois, au fond de crevasses, de trous comme des entrées de l’enfer, on entend le Cédron qui bruit, et on l’aperçoit, en mince filet d’argent, qui sautille dans son lit presque souterrain, au milieu de l’obscur chaos de pierres.
Les montagnes vont peu à peu verdir à mesure que nous approcherons de Jérusalem. Pour le moment, de blanchâtres qu’elles étaient tout en bas, elles sont devenues fauves et, sur leurs croupes arrondies, il y a comme un mouchetage étonnamment régulier de petites broussailles brunes ; on dirait qu’on les a recouvertes avec de géantes peaux de léopard.
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Depuis tantôt deux heures, nous montons ; la nature des roches est changée ; l’air est plus froid et une légère teinte verte commence à s’étendre. Comme si elle s’était abîmée en profondeur, la mer Morte a disparu au-dessous de nous avec les régions maudites d’alentour.
Sur la route, continue le défilé des passants. Maintenant, c’est tout un pèlerinage de paysans cypriotes qui se rend au Jourdain, hommes, femmes et enfants, montés sur des mules ou des ânes. Puis, derrière eux, des barbes blondes ou rousses et des bonnets de fourrure : des Russes, des centaines de Russes, très âgés pour la plupart, et quand même cheminant à pied ; des moujiks à cheveux blancs et des vieilles femmes à lunettes, épuisées, branlantes. Protégés par leur pauvreté même contre les attaques bédouines, ils s’avancent sans peur, en trottinant avec des bâtons. Ils ont tous, en bandoulière, des gourdes ou des bouteilles vides, qu’ils rempliront pieusement au fleuve : grands-pères et grands-mères, qui vont rapporter, peut-être jusqu’à Arkhangelsk et aux rives de la mer Blanche, un peu des eaux saintes, de quoi baptiser leurs petits-enfants. En nous croisant, ils nous disent bonjour, ceux-là aussi ; ils n’ont pas le joli geste des Bédouins ni leur joli sourire ; mais leur salut, plus lourd, paraît plus franc et plus sûr.
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Au-dessous des cimes grises, les creux des vallées sont redevenus tout verts ; il y a partout des troupeaux qui paissent et des petits bergers en burnous qui jouent de la musette.
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