On dirait à peine un village. Il n’y a plus vestige, paraît-il, des trois cités grandes et célèbres qui jadis se succédèrent à cette place et qui, à des âges différents, s’appelèrent Jéricho. Ces destructions, ces anéantissements si absolus des villes de Chanaan et de l’Idumée sont presque pour confondre la raison humaine. Vraiment, il faut que, sur tout cela, ait passé un bien puissant souffle de malédiction et de mort…

Quand nous sommes tout en bas dans la plaine, une accablante chaleur nous surprend ; on dirait que nous avons parcouru un chemin énorme du côté du sud, – et, tout simplement, nous sommes descendus de quelques centaines de mètres vers les entrailles de la terre : c’est à leur niveau abaissé que ces environs de la mer Morte doivent leur climat d’exception.

*

* *

Le Jéricho d’aujourd’hui se compose d’une petite citadelle turque ; de trois ou quatre maisons nouvelles, bâties pour les pèlerins et les touristes ; d’une cinquantaine d’habitations arabes en terre battue, à toitures de branches épineuses, et de quelques tentes bédouines. Alentour, des jardins où croissent de rares palmiers ; un bois d’arbustes verts, parcouru par de clairs ruisseaux ; des sentiers envahis par les herbages, où des cavaliers en burnous caracolent sur des chevaux à longs crins. Et c’est tout. Au delà du bois commence aussitôt l’inhabitable désert ; et la mer Morte se tient là, très proche, étendant son linceul mystérieux au-dessus des royaumes engloutis de Gomorrhe et de Sodome. Elle est d’un aspect bien spécial, cette mer, et, ce soir, bien funèbre ; elle donne vraiment l’impression de la mort, avec ses eaux alourdies, plombées, sans mouvement, entre les déserts de ses deux rives où de grandes montagnes confuses se mêlent aux orages en suspens dans le ciel.

XV

Dimanche, 8 avril.

 

De Jéricho, où nous avons passé la nuit, la mer Morte semble tout près ; en quelques minutes, croirait-on, il serait aisé d’atteindre sa nappe tranquille, – qui est ce matin d’un bleu à peine teinté d’ardoise, sous un ciel dégagé de toutes les nuées d’hier. Et, pour s’y rendre à cheval, il faut encore presque deux heures, sous un lourd soleil, à travers un petit désert qui, moins l’immensité, ressemble au grand où nous venons de passer tant de jours ; vers cette mer, qui semble fuir à mesure qu’on approche, on descend par des séries d’assises effritées, de plateaux désolés tout miroitants de sable et de sel. Nous retrouvons là quelques-unes des plantes odorantes de l’Arabie Pétrée, et même des semblants de mirage, l’inappréciation des distances, le continuel tremblement des lointains. Nous y retrouvons aussi une bande de Bédouins à peu près semblables à nos amis du désert, avec leurs chemises aux longues manches pointues flottant comme des ailes, avec leurs petits voiles bruns qu’attachent au front des cordelières noires et dont les deux bouts se dressent sur les tempes comme des oreilles de bête. Du reste, ces bords de la mer Morte, surtout du côté méridional, sont, presque autant que l’Idumée, hantés par les pillards.

*

* *

On sait que les géologues font remonter aux premiers âges du monde l’existence de la mer Morte ; ils ne contestent pas cependant qu’à l’époque de la destruction des villes maudites, elle dut subitement déborder, après quelque éruption nouvelle, pour couvrir l’emplacement de la Pentapole moabitique. Et c’est alors que fut engloutie toute cette « Vallée des bois », où s’étaient assemblés, contre Chodorlahomor, les rois de Sodome, de Gomorrhe, d’Adama, de Seboim et de Segor (Genèse, XIV, 3) ; toute cette plaine de Siddim « qui paraissait un pays très agréable, arrosé de ruisseaux comme un jardin de délices » (Genèse, XIII, 10). Depuis ces temps lointains, cette mer s’est quelque peu reculée, sans cependant changer sensiblement de forme. Et, sous le suaire de ses eaux lourdes, inaccessibles aux plongeurs par leur densité même, dorment d’étranges ruines, des débris qui, sans doute, ne seront jamais explorés ; Sodome et Gomorrhe sont là, ensevelies dans ses profondeurs obscures…

De nos jours, la mer Morte, terminée au nord par les sables où nous cheminons, s’étend sur une longueur d’environ 80 kilomètres, entre deux rangées de montagnes parallèles : au levant, celles du Moab, éternellement suintantes de bitume, qui se maintiennent ce matin dans des violets sombres ; à l’ouest, celles de Judée, d’une autre nature, tout en calcaires blanchâtres, en ce moment éblouissantes de soleil. Des deux côtés, la désolation est aussi absolue ; le même silence plane sur les mêmes apparences de mort. Ce sont bien les aspects immobiles et un peu terrifiants du désert, – et on conçoit l’impression très vive produite sur les voyageurs qui ne connaissent pas la Grande Arabie ; mais, pour nous, il n’y a plus ici qu’une image trop diminuée des fantasmagories mornes de là-bas, – On ne perd pas de vue tout à fait, d’ailleurs, la citadelle de Jéricho ; du haut de nos chevaux, nous continuons de l’apercevoir derrière nous, comme un vague petit point blanc, encore protecteur. Dans l’extrême lointain des sables, sous le réseau tremblant des mirages, apparaît aussi une vieille forteresse, qui est un couvent de solitaires grecs. Et enfin, autre tache blanche, tout juste perceptible là-haut, dans un repli des montagnes judaïques, ce mausolée qui passe pour le tombeau de Moïse – et où va commencer, dans ces jours, un grand pèlerinage mahométan.

*

* *

Cependant, sur la sinistre grève où nous arrivons, la mort s’indique, vraiment imposante et souveraine. Il y a d’abord, comme une ligne de défense qu’il faut franchir, une ceinture de bois flottés, de branches et d’arbres dépouillés de toute écorce, presque pétrifiés dans les bains chimiques, blanchis comme des ossements, – et on dirait des amas de grandes vertèbres. Puis, ce sont des cailloux roulés, comme au bord de toutes les mers ; mais pas une coquille, pas une algue, pas seulement un peu de limon verdâtre, rien d’organique, même au degré le plus inférieur ; et on n’a vu cela nulle part, une mer dont le lit est stérile comme un creuset d’alchimie ; c’est quelque chose d’anormal et de déroutant. Des poissons morts gisent çà et là, durcis comme les bois, momifiés dans le naphte et les sels : poissons du Jourdain que le courant a entraînés ici et que les eaux maudites ont étouffés aussitôt.

Et devant nous, cette mer fuit, entre ses rives de montagnes désertes, jusqu’à l’horizon trouble, avec des airs de ne pas finir. Ses eaux blanchâtres, huileuses, portent des taches de bitume, étalées en larges cernes irisés. D’ailleurs, elles brûlent, si on les boit, comme une liqueur corrosive ; si on y entre jusqu’aux genoux, on a peine à y marcher, tant elles sont pesantes ; on ne peut y plonger ni même y nager dans la position ordinaire, mais on flotte à la surface comme une bouée de liège.

Jadis, l’empereur Titus y fit jeter, pour voir, des esclaves liés ensemble par des chaînes de fer, et ils ne se noyèrent point.

*

* *

Du côté de l’est, dans le petit désert de ces sables où nous venons de marcher pendant deux heures, une ligne d’un beau vert d’émeraude serpente, un peu lointaine, très surprenante au milieu de ces désolations jaunâtres ou grises, et finit par aboutir à la plage funèbre : c’est le Jourdain, qui arrive entre ses deux rideaux d’arbres, dans sa verdure d’avril toute fraîche, se jeter à la mer Morte.

Encore une heure de route, à travers les sables et les sels, pour atteindre ce fleuve aux eaux saintes.

Les montagnes de la Judée et du Moab commencent à s’enténébrer, comme hier, sous des nuées d’apocalypse. Là-bas, tous les fonds sont noirs et le ciel est noir, au-dessus du morne étincellement de la terre. Et, en chemin, voici qu’un muletier syrien de Beyrouth – grand garçon naïf d’une quinzaine d’années que nous avons loué à Jérusalem, avec sa mule, pour porter notre bagage – se met à fondre en larmes, disant que nous l’avons emmené ici pour le perdre, nous suppliant de revenir en arrière. Il n’avait encore jamais vu les parages de la mer Morte, et il est impressionné par ces aspects inusités ou hostiles ; il est pris d’une espèce d’épouvante physique du désert ; alors, nous devons le rassurer et le consoler comme un petit enfant.

*

* *

Quelques ruisseaux, bruissant sur le sable et les pierres, annoncent d’abord l’approche du fleuve. Puis, subitement, l’air s’emplit de moustiques et de moucherons noirs, qui s’abattent sur nous en tourbillons aveuglants. Et, enfin, nous atteignons la ligne de fraîche et magnifique verdure qui contraste d’une façon si singulière avec les régions d’alentour : des saules, des coudriers, des tamarisques, de grands roseaux emmêlés en jungle. Entre ces feuillages, qui le voilent sous leur épais rideau, le Jourdain roule lourdement vers la mer Morte ses eaux jaunes et limoneuses ; c’est lui qui, depuis des millénaires, alimente ce réservoir empoisonné, inutile et sans issue.