Du vague s’épand sur la terre, tandis que le soleil, qui ne rayonne plus, dessine tout rond dans le ciel un disque d’astre mort.
Sous cette même demi-lueur jaune d’éclipse, revenant le soir du mont des Oliviers, je longe, par la route toujours solitaire, les remparts de Jérusalem, les grands remparts moroses ; sur leurs parois rudes et frustes, de loin en loin, le sceau, la signature arabe se lit sous la forme d’une petite rosace géométrique d’un dessin exquis, en relief encore délicat parmi les vieilles pierres usées ; c’est comme pour dire aux passants que ceux qui ont élevé ces farouches défenses sont les mêmes qui savent ajourer des dentelles merveilleuses aux murs des mosquées et des palais.
Dans mon chemin isolé, je ne croise qu’un groupe de vieux Turcs, en longues robes, barbes blanches et turbans verts, qui se racontent des choses sombres et anciennes, en égrenant des chapelets d’ambre. Et c’est comme un tableau des temps musulmans antérieurs, sous ce voile coutumier fait de poussière et de sable…
Cependant, de la ville, tout à coup le carillon des cloches chrétiennes s’envole, surprenant ici, aujourd’hui, et comme dépaysé en plein Islam.
XX
Vendredi, 13 avril.
Dans trois jours, je dois quitter Jérusalem, me rendre en Galilée, où m’attirent surtout les bords déserts du lac de Génésareth.
Aujourd’hui, des visites de remerciement et d’adieu au Patriarche des Grecs, aux Pères dominicains, aux Dames de Sion, à tant d’aimables et charmants mystiques, absorbés par la ville sainte, qui vivent ici dans leurs contemplations, ou s’occupent à exhumer du sol gardien la Jérusalem du Christ et à élever des églises, à couvrir de blancs sanctuaires, toujours plus nombreux, ce lieu d’adoration.
Dans trois jours, je vais partir, et mon anxieux pèlerinage, depuis si longtemps souhaité, remis d’année en année par une instinctive crainte, sera fini, tombé comme une goutte d’eau inutile dans l’immense gouffre des choses passées qui s’oublient. Et je n’aurai rien trouvé de ce que j’avais presque espéré, pour mes frères et pour moi-même, rien de ce que j’avais presque attendu avec une illogique confiance d’enfant… Rien ! … Des traditions vaines, que la moindre étude vient démentir : dans les cultes, un faste séculaire, auquel les yeux seuls s’intéressent, comme au coloris des choses orientales ; et des idolâtries – touchantes peut-être jusqu’aux larmes – mais puériles et inadmissibles ! … Oh ! qui sondera mon angoisse infinie, aux heures du recueillement des soirs, aux heures de l’implacable clairvoyance des matins ! … Quelque chose des espérances ancestrales subsistait donc encore au fond de moi-même, puisque, devant cette inanité de mes dernières prières, j’éprouve ici, sous une forme nouvelle et plus décisive, le sentiment de la mort… Et il n’est donc remplaçable par quoi que ce soit au monde, le Christ, quand une foison a vécu par Lui, – puisque jamais, même aux époques les plus enténébrées de ma jeunesse finie, jamais dans les suprêmes lassitudes, jamais dans l’horreur des séparations ou des ensevelissements, je n’avais connu comme aujourd’hui cet effroi devant le vide indiscuté, absolu, éternel…
*
* *
À la tombée du jour, je redescends vers le Cédron pour refaire encore une fois – le cœur bien fermé cependant – le trajet du Christ, de la ville au Gethsémani.
C’est l’heure où des mélancolies, presque des terreurs, sans forme et sans nom, vont s’épandre sur cette vallée du jugement dernier. À un tournant du chemin, elle se découvre, silencieuse et profonde. J’y arrive par le côté de l’Islam, qui est déjà dans une ombre presque crépusculaire, quand, en face, les myriades de tombes juives, les ruines de Siloe et d’Ophel, avec leurs cavernes et leurs sépulcres, resplendissent encore dans une rouge fantasmagorie ; chaque soir, depuis toujours, il en va de même – et c’est l’inverse des matins, où le rose des aurores commence par envahir le côté musulman, tandis que le côté d’Israël tarde à s’éclairer ; entre les deux zones de cimetières qui se regardent, c’est sans trêve le même jeu, les mêmes alternances de lumière renouvelées indéfiniment.
Ce soir, elle est vide, à son ordinaire, la vallée de Josaphat ; à peine, dans toute son étendue, apercevrait-on, çà et là accroché au flanc des collines, quelque berger bédouin gardant des chèvres. Elle est vide et sombrement recueillie. À travers son silence, des appels d’oiseaux, – et puis, en différents points des lointains, le petit martelage sec et sonore des sculpteurs de tombes, éternellement occupés ici à la vaine besogne de graver des noms sur des pierres ; les cimetières de cette vallée ne chôment jamais et la terre y travaille jour et nuit à absorber des cadavres. D’abord je m’étais arrêté pour la regarder d’en haut, de l’angle surplombant des murailles du temple. Maintenant, j’y descends, plongeant dans les tristesses d’en bas, par les petits sentiers envahis d’herbes et piqués d’anémones rouges ; la grande ombre des remparts de Jérusalem y descend avec moi, semble m’y suivre, très vite allongée, à mesure que le soleil s’en va. Au milieu des tombes, c’est, de jour en jour, un plus grand luxe de fleurs – un luxe du reste qui sera très éphémère, en ce pays tout de suite desséché, tout de suite brûlé dès le printemps.
J’ai devant moi maintenant les trois mausolées si étrangement funèbres, les tombeaux de saint Jacques, d’Absalon et de Josaphat, les trois grands monolithes de granit rougeâtre qui président à l’assemblée des pierres tombales. Et, à deux pas, il y a l’antique chaussée par où l’on franchit le lit du Cédron pour monter au Gethsémani… Mais à quoi bon continuer de ce côté ? à quoi bon retourner là-haut, à la vague poursuite du fantôme qui m’a fui ? Le Gethsémani est un lieu quelconque, froid et vide ; rien ne flotte au-dessus de ses pierres, rien n’y passe qu’un souffle de printemps propice aux asphodèles et aux anémones… Alors, je m’arrête encore, cette fois pour rebrousser chemin, – et tout à coup c’est en moi l’éveil d’un sentiment nouveau, qui est presque de la rancune contre ce Christ, que je cherchais et qui s’est dérobé : enfantillage de barbare, legs des vieux temps naïfs ; me voici comme ces simples qui promettent des dons terrestres à leurs Dieux, ou bien leur vouent des petites haines. Et, de découvrir ce sentiment-là, au fond du triste moi composite qu’ont produit les générations et les siècles, je souris moi-même d’une très ironique pitié.
*
* *
Revenu sur mes pas, je remonte dans la partie musulmane de la vallée, par ces escarpements des collines de l’ouest que couronne la longue muraille de Jérusalem, dentelée de créneaux sur le ciel jaune. Et je marche là, au hasard, parmi les petites pyramides mystérieusement sculptées, parmi les petits kiosques funéraires, aux fines ogives, qui vieillissent et s’écroulent. C’est la partie exquise de la vallée de Josaphat, toute cette zone des cimetières arabes, en pente rapide depuis le pied des grands remparts du Haram-ech-Cherif jusqu’aux profondeurs où le Cédron se cache.
La lumière s’en va. Et les pâtres bédouins rentrent vers Siloe, avec de mélancoliques ritournelles de musette… Sur la fin de mon errante promenade, je me souviens que c’est aujourd’hui vendredi ; alors une curiosité de désœuvré me ramène, à travers les solitudes de la ville basse, jusqu’à ce mur des pleurs où j’étais vendredi dernier.
Dans les ruelles qui y conduisent, encombrées de chiens morts, de chats morts, d’immondices de toute sorte, je rencontre une foule qui s’y rend aussi, par intérêt moqueur, tout un pèlerinage napolitain escorté de moines, hommes et femmes ayant sur la poitrine la croix rouge, comme ces hordes bruyantes qui, dans notre Midi français, se rendent à Lourdes.
Au pied du mur du Temple, j’arrive avec ce flot profane. Vieilles robes de velours, vieilles papillotes grises, vieilles mains levées pour maudire, ils sont là fidèlement, les anciens d’Israël, qui bientôt s’en iront féconder les herbes de la vallée de Josaphat ; moins nombreux que la dernière fois, cependant, et moins tranquilles aussi pour chanter les lamentations de leur prophète. Avant nous, qui entrons comme une invasion, déjà une bande d’enfants arabes était là pour les tourmenter : des petits déguisés en bêtes, en chiens, sous des sacs de toile bise, et venant à quatre pattes, avec des rires fous, leur aboyer dans les jambes. Ce soir, ils me font une pitié profonde quand même, les vieux dos voûtés, les longs nez pâles et les mauvais yeux…
*
* *
Là-bas, dans les quartiers que j’habite, dans la rue des Chrétiens et dans l’odieux faubourg de Jaffa où fument des usines, sur la route de la gare et dans les corridors de l’hôtel, je trouve, à la nuit tombante, un encombrement de gens nouveaux de tous les coins de l’Europe, vomis par le petit chemin de fer de la côte ; pour la plupart déplaisants et vulgaires, touristes sans respect ou pèlerins des classes moyennes, dont la dévotion de routine est pour me glacer davantage encore. – Tout ce côté de Jérusalem a pris une banalité de banlieue parisienne.
XXI
Samedi, 14 avril.
Éveillé au son coutumier des trompettes turques, je reprends conscience de la vie au milieu du tapage d’un hôtel quelconque, portes qui battent, discussions rauques en allemand ou en anglais, malles que l’on traîne lourdement dans des corridors encombrés. Et c’est ici la ville sainte ! Et après-demain je la quitterai, pour n’y plus revenir, sans y avoir aperçu la lueur que j’avais souhaitée, sans y avoir trouvé même un instant de recueillement véritable…
Depuis ces derniers jours, dans ces clairvoyances navrées des matins, où je sens que tout m’échappe, de chers visages morts me réapparaissent comme pour me dire l’adieu suprême. Oh ! je vivais sans espérance pourtant, ou du moins il me le semblait, – comme à tant d’autres qui sont en cela mes frères : on s’imagine ne plus rien croire, mais tout au fond de l’âme subsiste encore obscurément quelque chose de la douce confiance des ancêtres. Et maintenant que le Christ est tout à fait inexistant, tout à fait perdu, les figures vénérées et chéries, qui s’étaient endormies en Lui, me font l’effet de s’en être allées à sa suite, de s’en être allées dans un recul plus effacé ; je les ai perdues, elles aussi, davantage, sous une plus définitive poussière. Après la vie, comme dans la vie, pour moi tout est fini plus inexorablement…
*
* *
Je dois passer mes heures d’aujourd’hui au milieu des représentants de cette attachante Arménie, dont l’histoire n’a cessé, depuis l’antiquité, d’être tourmentée et douloureuse.
Si le Trésor des Grecs est assez difficilement ouvert aux visiteurs, celui des Arméniens ne l’avait même jamais été jusqu’à ce jour ; et, pour obtenir qu’il nous fût montré, il a fallu les aimables instances de notre consul général auprès du bienveillant Patriarche.
Les concessions arméniennes, fortifiées comme des citadelles du moyen âge, occupent presque la moitié du mont Sion, dont l’autre partie, celle du levant, appartient aux Israélites.
Avant de commencer notre promenade dans ce quartier très spécial, nous voulons faire une visite de remerciement à Sa Béatitude le Patriarche, et, dans une salle de réception grande comme une salle de palais, on nous fait entrer pour l’attendre. Il arrive bientôt par une porte dont la tenture est soulevée presque rituellement par deux prêtres en capuchon noir, et il s’assied près de nous sur son trône. Il a une tête admirable sous l’austère capuchon de deuil, des traits fins d’une ascétique pâleur, une barbe blanche de prophète, des yeux et des sourcils d’un noir oriental. Dans son accueil, dans son sourire, dans toute sa personne, une grâce distinguée et charmante, et une nuance d’étrangeté asiatique. Au milieu de ce cérémonial et de ce lieu anciens, il a l’air d’un prélat des vieux temps. Il nous reçoit d’ailleurs à la turque, – avec le café, la cigarette et la traditionnelle confiture de roses.
En plus de l’église et des couvents, le quartier arménien renferme une immense et antique hôtellerie capable de contenir près de trois mille pèlerins, entre des murailles de trois ou quatre mètres d’épaisseur, avec des silos à provisions et une citerne pouvant fournir de l’eau pour quatre années : toutes les précautions de jadis contre les sièges, les surprises, les massacres.
L’église, où nous pénétrons en dernier lieu, est une des plus anciennes et des plus curieuses de Jérusalem. Près de sa porte extérieure, se trouve encore, pour appeler les fidèles, l’antique synamdre, avec lequel nous avions fait connaissance au couvent du Sinaï. Intérieurement, elle tient de la basilique byzantine, de la mosquée et aussi du palais arabe par le revêtement de précieuses faïences bleues qui recouvre toutes ses murailles et tous ses massifs piliers. Les trônes pour les patriarches, les petites portes des sacristies et des dépendances sont en mosaïques de nacre et d’écaille, d’un très vieux travail oriental.
1 comment