Les trônes pour les patriarches, les petites portes des sacristies et des dépendances sont en mosaïques de nacre et d’écaille, d’un très vieux travail oriental. De la voûte, descendent des quantités d’œufs d’autruche, enchâssés dans de bizarres montures d’argent ciselé. Sur le maître-autel, pose un triptyque d’or fin à émaux translucides. Des tapis de Turquie, bleus, jaunes ou roses, étendent sur les dalles leur épaisse couche de velours. Et de grands voiles, tombant d’en haut, masquent les trois tabernacles du fond ; – on les change, nous dit-on, chaque semaine ; dans quelques jours, pour la fête de Pâques, figureront les plus somptueux ; en ce moment, ceux qui sont en place et sur lesquels se voient des séries de personnages hiératiques, ont été envoyés, il y a une centaine d’années, par des Arméniens de l’Inde.
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C’est là, devant le maître-autel, au milieu de ce décor archaïque et superbe, que des prêtres, au beau visage encadré d’un capuchon noir et d’une barbe noire, nous apportent une à une les pièces du Trésor.
Sans contredit, les Grecs possèdent au Saint-Sépulcre une bien plus grande profusion de richesses ; mais le Trésor des Arméniens se compose d’objets d’un goût plus rare. Missel à couverture d’or, offert il y a six cent cinquante ans par la reine de Silicie. Tiares d’or et de pierreries, d’un exquis arrangement. Mitres d’évêque garnies de perles et d’émeraudes. Et des étoffes, des étoffes de fées ; une surtout, d’un vieux rose cerise, brocart qui semble tout semé de cristaux de gelée blanche, tout givré d’argent, et qui est brodé de feuillages en perles fines avec fleurs en émeraudes et en topazes roses. De peur que ces choses ne se coupent à force de vieillesse, on les conserve roulées sur de longues bobines que les prêtres se mettent à deux pour apporter, les tenant chacun par un bout. Après des saluts au maître-autel, répétés chaque fois qu’ils entrent, ils étendent ces brocarts par terre, sur les tapis épais. – Et ce sont des scènes de moyen âge, ces respectueux déploiements d’étoffes, dans cet immobile sanctuaire, au milieu du miroitement bleu des faïences murales, – tandis qu’autour de nous des diacres, coiffés aussi de l’invariable capuchon noir, s’empressent aux préparatifs séculaires de la semaine sainte, accrochent des tentures aux piliers, font monter ou descendre, à l’aide de chaînettes d’argent, des lampes et des œufs d’autruche.
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À gauche, en entrant dans la basilique, une sorte de niche en marbre, comme creusée dans l’épaisseur du mur, est le lieu où fut décapité saint Jacques et où sa tête est gardée. (Son corps, comme on sait, est en Espagne, à Compostelle.)
Dans des chapelles secondaires, dans des recoins qui communiquent avec l’église par des petites portes de nacre, on nous fait visiter d’autres curieux tabernacles, d’un aspect singulier et presque hindou, voilés par des portières anciennes en velours de Damas ou en soie de Brousse. On nous y montre même des colonnes arrachées jadis à la mosquée d’Omar, et d’ailleurs très reconnaissables. À Jérusalem, où tout est confusion de débris et de splendeurs, ces échanges ne surprennent plus ; au fond de nos esprits, est assise la notion des tourmentes qui ont passé sur cette ville aujourd’hui au calme de la fin, la notion des bouleversements inouïs qui ont retourné vingt fois son vieux sol de cimetière…
Dans une sacristie, revêtue d’extraordinaires faïences sans âge, le prêtre d’Arménie qui nous guide, tout à coup s’exalte et s’indigne contre ce Khosroès II, le terrible, qui, afin de ne rien omettre dans ses destructions, passa cinq années ici à ruiner de fond en comble les églises, à briser tout ce qui ne pouvait être enlevé, qui emmena en captivité plus de cinq mille moines et emporta jusqu’au fond de la Perse la vraie croix. Comme c’est étrange, à notre époque, entendre quelqu’un qui frémit au souvenir de Khosroès ! … Plus encore que cette mise en scène dont nous sommes ici entourés, cela nous fait perdre pour un instant toute notion du présent siècle.
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Suivant le cérémonial d’Orient, quand nous quittons la vieille basilique si vénérable, un jeune diacre nous attend à la porte pour nous verser, d’un vase d’argent à long col, de l’eau de roses dans les mains.
Vraiment en nous montrant, par exception, leur Trésor, ces aimables prêtres arméniens aux profils de camée nous ont donné là, pour bercer un moment nos déceptions infinies, une très charmante vision de passé, dans leur église de faïence et de nacre,
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Puisque je suis sur le mont Sion, je vais, jusqu’au coucher du soleil, errer chez ces juifs qui, surtout depuis les dernières persécutions russes, reviennent en masse vers Jérusalem.
C’est aujourd’hui le jour du sabbat, et le calme règne dans leur quartier sordide. Fermées, toutes les petites échoppes où se brocantent la guenille et la ferraille, et on n’entend plus le martelage coutumier des innombrables ferblantiers. Les belles robes de velours et les toques de fourrure qui sont sorties hier au soir des coffres, pour aller au Mur des Pleurs, circulent aujourd’hui au soleil d’avril. Plusieurs personnages en habit de fête se promènent, par les rues empestées et étroites, un livre de psaumes à la main.
La grande synagogue. – Dans la cour dont elle est entourée, jouent des enfants trop blancs et trop roses ; jolis quelquefois, mais l’œil trop futé, l’attitude trop sournoise ; déjà l’air d’avoir conscience de l’opprobre héréditaire et de couver des rancunes contre les chrétiens. Leurs cheveux blonds sont tondus ras, excepté au-dessus des tempes où ont été respectées ces mèches qui deviendront plus tard les traditionnelles papillotes, mais qui pour le moment leur font des oreilles d’épagneul.
On éprouve presque un sentiment de pitié, quand, après toutes ces magnificences des églises, on regarde ce pauvre sanctuaire à l’abandon. Des bancs déserts ; des murs simplement plâtrés, dont le crépissage tombe. Quelques vieilles barbes, quelques vieilles papillotes grises sommeillent dans des coins, sous leurs bonnets à long poil ; d’autres, qui lisaient leur bible à demi-voix chantonnante, en se dandinant comme des ours, nous jettent un regard faux, qui semble glisser le long de leur nez mince. On entre ici le chapeau sur la tête, et le janissaire qui m’escorte y prend une expression de superbe insolence. Des moineaux, nullement gênés par le chevrotement des prières, vont et viennent, apportent des brins de laine et de paille pour leurs nids, qui se construisent au-dessus même du tabernacle, dans les fleurons dorés du couronnement ; ils sont tout ce qu’il y a d’un peu gracieux dans ce temple lamentable, Le soleil printanier, qui tombe à flots au dehors sur les immondices des pavés, sur le bois centenaire des devantures closes, entre ici comme à regret, avec un rayonnement triste sur ces quelques vilains vieillards et sur toutes ces places vides.
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Cette nuit qui vient, – et qui est presque la dernière, puisque je quitte après-demain matin Jérusalem, – je veux pourtant la consacrer au Gethsémani, bien que je sois plus que jamais sans espoir à présent…
Depuis tant d’années, j’y avais songé, à une nuit passée là, dans le recueillement solitaire ! … Longtemps, après le triste exode de ma foi, j’avais fondé encore sur ce lieu unique je ne sais quelle espérance irraisonnée ; il m’avait semblé qu’au Gethsémani je serais moins loin du Christ ; que, s’il avait réellement triomphé de la mort, ne fût-ce que comme une âme humaine très grande et très pure, là peut-être plutôt qu’ailleurs ma détresse serait entendue et j’aurais quelque manifestation de lui… Et j’y vais ce soir avec un cœur de glace et de fer ; j’y vais par acquit de conscience envers moi-même, uniquement pour accomplir une chose depuis très longtemps rêvée.
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Il est onze heures environ, quand je me mets en route, et la lune est haute. Aller là-bas tout à fait seul est impossible, même avec un revolver à la ceinture ; il faut, à côté de moi, un janissaire armé, non pas seulement pour les dangers nocturnes auxquels je ne crois guère, mais à cause des abords défendus du Haram-ech-Cherif par où je dois passer, à cause des portes de la ville qui sont fermées et qui ne peuvent s’ouvrir que sur un ordre du pacha, régulièrement transmis.
Descendant par la Voie Douloureuse, nous traversons d’abord tout Jérusalem, silencieux, obscur et désert. Les maisons sont closes. Dans l’ombre des rues voûtées, tremblent de loin en loin quelques lanternes fumeuses ; ailleurs, les rayons de la lune tombent, découpant des blancheurs sur les pavés, sur les ruines. Le long de notre chemin, personne, que deux ou trois soldats turcs attardés, rentrant aux casernes. Rien que le bruit de nos pas, exagéré sur les pierres sonores, et le cliquetis du long sabre à fourreau d’argent que le janissaire traîne.
Il me parle en turc, le janissaire : « Jérusalem, tu vois, le soir, c’est un pays de pauvres, il n’y a rien. Pour nous, les musulmans, il y a ceci… (Et son geste indique l’Enceinte Sacrée, la mosquée d’Omar, dont nous approchons.) Pour toi, chrétien, il y a le Saint-Sépulcre. Mais c’est tout.
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