Lentement elle s’ouvre, en grinçant dans tout ce silence, – et alors, de l’obscurité où nous sommes, c’est, dans un éblouissement, la soudaine apparition d’un immense et immobile pays spectral, tout de blancheurs, tout de pierres blanches sous des flots d’une vague lumière blanche : la vallée de Josaphat et le Gethsémani, figés sous la lune de minuit ! …

Au-dessous de nous, la vallée se creuse, remplie du peuple infini des tombes, et en face, sur le versant opposé au nôtre, le Gethsémani monte ; dans tout ce blanc de la montagne, les oliviers se dessinent en taches noires, les cyprès en larmes noires ; les couvents s’étagent ; la grande église russe, avec ses coupoles de Kremlin qui se superposent, a pris, dans l’éloignement et sous la lune, un air de pagode hindoue ; l’ensemble, enveloppé de rayons pâles, est charmant cette nuit comme une vision asiatique, mais n’évoque aucune pensée chrétienne. Et c’est un peu plus loin, là-bas, en dehors de tous ces enclos de prêtres et de moines, que j’ai souhaité d’aller…

Mais, au dernier moment, une crainte toujours plus grande m’éloigne de ce lieu, où je sens que je ne trouverai rien. Pour retarder encore l’instant des dernières déceptions désolées, je vais d’abord errer longuement dans tout ce silence, suivre au hasard le lit du Cédron, attendre que peut-être un peu plus d’apaisement recueilli descende enfin en moi-même…

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Au cœur de la vallée, à présent, nous arrivons devant les trois grands monolithes d’Absalon, de saint Jacques et de Josaphat, au pied de ces assises de roches dans lesquels ils ont été taillés et où s’ouvrent, béantes, tant d’entrées de sépulcres. Tout ce lugubre ensemble s’avance et se dresse, sous la blanche lune, avec des contours nets et cassants ; on dirait des choses depuis longtemps finies, desséchées, qui ne tiennent qu’à force de tranquillité dans l’air, comme ces momies qu’un souffle suffit à émietter… Vallée de la mort, sol rempli d’os et de poussière d’hommes, temple silencieux du néant, où le son même des trompettes apocalyptiques ne pourrait plus que se glacer et mourir… Et tandis que nous subissons l’oppression des alentours, tandis qu’un effroi immobilisant sort d’entre les colonnes funéraires, monte des profonds trous noirs, voici que, de l’un des grands tombeaux, s’échappe aussi tout à coup le bruit d’une toux humaine, qui semble partie de très loin et de très bas, grossie et répercutée dans des sonorités de dessous terre… Le janissaire s’arrête, frémissant de peur, – et il est pourtant un brave, qui a eu le cou traversé de balles, aux côtés du grand Osman Pacha, le Ghazi, à la glorieuse défense de Plevna. « Oh ! dit-il, il y a des hommes couchés là dedans ! … On me retrouverait fou, moi, le lendemain matin… Quels hommes faut-il qu’ils soient, mon Dieu, pour dormir là ! …» Sans doute, tout simplement des Bédouins bergers, remisés dans ces vieux sépulcres vides avec leurs moutons ; mais il doit s’imaginer des vampires, des sorciers évocateurs de spectres. Et c’était si imprévu, d’ailleurs, au milieu de ce silence, que j’en ai tremblé comme lui.

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Allons, l’heure passe, il est déjà plus tard, sans doute, qu’il n’était quand le Christ fit là-haut sa prière d’agonie, puisque, vers minuit, il fut saisi par la troupe armée. Remontons lentement vers le Gethsémani…

Toujours rien, cependant, au fond de mon âme attentive et anxieuse ; rien que la vague influence de la lune et des tombes, l’instinctif effroi de tout ce pays blanc…

Des fanaux arrivent là-bas, une vingtaine au moins ; des gens viennent de la direction d’Ophel et se hâtent, courant presque… Nous n’avions prévu personne cependant, à de telles heures. « Ah ! dit le janissaire avec dégoût, des juifs ! … Ils viennent enterrer un mort ! » En effet, je reconnais ces silhouettes spéciales, ces longues robes étriquées et ces bonnets de fourrure. (On sait que chez eux c’est l’usage, à n’importe quel moment du jour ou de la nuit, de faire disparaître tout de suite, comme chose immonde, les cadavres à peine froids.) Et ils se dépêchent, comme des gens qui accompliraient clandestinement une mauvaise besogne, d’enfouir celui-là.

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Et enfin, après tant d’hésitations qui ont allongé ma route, c’est le Gethsémani maintenant, ses oliviers et ses tristes pierres. Près du couvent endormi des Franciscains, je suis monté et je m’arrête, dans un lieu que les hommes destructeurs ont laissé à peu près tel qu’il a dû être aux anciens jours.

Je dis au janissaire, pour être seul : « Assieds-toi et reste là ; tu m’attendras un peu longtemps, une heure peut-être, jusqu’à ce que je t’appelle. » Puis, je m’éloigne de lui assez pour ne plus le voir et, contre les racines d’un olivier, je m’étends sur la terre.

Cependant, aucun sentiment particulier ne se dégage encore des choses. C’est un endroit quelconque, un peu étrange seulement.

En même temps que moi, ont semblé monter, là-bas en face, sur le versant opposé de la vallée des morts, les murailles de Jérusalem ; le ravin, au fond duquel passe le Cédron, m’en sépare ; le ravin, ce soir vaporeux et blanc, sous l’excès des rayons lunaires ; et, au-dessus de ces bas-fonds d’un aspect de nuages, ces murailles se tiennent à la même hauteur que le lieu où je suis, suspendues, dirait-on, et chimériques. – D’ici, pendant la nuit d’agonie, le Christ dut les regarder ; sur le ciel, elles traçaient leur pareille grande ligne droite ; moins crénelées sans doute, en ces temps, parce qu’elles n’étaient pas sarrasines, et dépassées par le faîte de ce temple merveilleux et dominateur que nous n’imaginons plus. Cette nuit, au-dessus de leurs créneaux, n’apparaît ni une habitation humaine ni une lumière ; mais seul le dôme de la mosquée d’Omar, sur lequel la lune jette des luisants bleuâtres et que le croissant de Mahomet surmonte. Près de moi, dans mes alentours immédiats, c’est l’absolue solitude ; c’est la montagne pierreuse, qui participe à l’immense rayonnement blanc du ciel, qui est comme pénétrée de lumière de lune et où les rares oliviers projettent leurs ombres en grêles petits dessins noirs.

La clameur des chiens de Jérusalem, qui la nuit est incessante comme dans toutes les villes turques, s’entendait à peine d’en bas, du fond de la vallée ; mais ici elle m’arrive, lointaine, sonore et légère ; des échos sans doute la déplacent, car elle semble partir d’en haut, tomber du ciel. Et de temps à autre s’y mêle le cri plus rapproché, l’appel en sourdine d’un oiseau nocturne.

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Contre l’olivier, mon front lassé s’appuie et se frappe. J’attends je ne sais quoi d’indéfini que je n’espère pas, – et rien ne vient à moi, et je reste le cœur fermé, sans même un instant de détente un peu douce, comme au Saint-Sépulcre le jour de l’arrivée.

Pourtant, ma prière inexprimée était suppliante et profonde, – et j’étais venu de « la grande tribulation », de l’abîme d’angoisse…

Non, rien ; personne ne me voit, personne ne m’écoute, personne ne me répond…

J’attends, – et les instants passent, et c’est l’évanouissement des derniers espoirs confus, c’est le néant des néants où je me sens tomber…

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Alors, la voix brusque tout à coup, et presque mauvaise, j’appelle le janissaire qui docilement veillait là-bas : « Viens, c’est fini, rentrons ! »

Et, l’âme plus déçue, vide à jamais, amère et presque révoltée, je redescends vers la vieille porte garnie de fer, pour rentrer dans Jérusalem.

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Les soldats de garde l’avaient laissée entr’ouverte, cette porte, à cause de nous, et j’y passe le premier, poussant un peu de l’épaule le battant lourd.

Le factionnaire alors, tiré en sursaut de quelque somnolent rêve, me met la main au collet et jette le cri d’alarme, tandis que je me retourne, dans un mouvement de défense irréfléchie, pour le prendre à la gorge, me sentant d’ailleurs en ce moment irrité et dur, prêt à toutes les instinctives violences. Pendant deux indécises secondes, nous nous maintenons ainsi dans l’obscurité. Les hommes du poste accourent et le janissaire intervient. De part et d’autre, on se reconnaît et on sourit. Vu à la lueur d’un fanal qu’on apporte, il a l’air naïf et bon, ce soldat turc qui m’a arrêté. Il s’excuse, craignant que je ne fasse une plainte ; mais je lui tends la main au contraire : c’est moi qui suis dans mon tort ; j’aurais dû laisser le janissaire me précéder avec le mot de passe.

En pleine nuit, nous remontons au quartier de Jaffa, par cette longue Voie Douloureuse, qui n’est plus pour moi qu’une rue quelconque, un peu plus sinistre que les autres, dans une vieille ville d’Orient.

XXII

Dimanche, 15 avril.

 

Mon dernier jour à Jérusalem, la fin de ce décevant pèlerinage qui, d’heure en heure presque, s’est toujours de plus en plus glacé.

Je m’éveille sous l’impression pénible et dure de la précédente nuit, dans le sentiment, d’abord confus, de je ne sais quoi de fini, ou d’irrémissible, ou d’implacable… Et, de tous côtés, les messes sonnent, les carillons joyeux du dimanche emplissent l’air, – à la glorification de ce Christ que je n’ai pas su trouver. Dans les rues, éclairées au gai soleil du printemps, défilent des cortèges de petites filles allant aux églises sous la conduite des Sœurs, des bataillons de petits garçons en fez et en longue robe orientale, sous la conduite des Frères. Et les femmes chrétiennes de Jérusalem passent aussi, drapées à la turque dans des voiles blancs, et les femmes de Bethléem en hennin garni de pièces d’argent ou d’or, courant toutes où les cloches les appellent.

Maintenant, sous mes fenêtres, la rue entière vibre d’un même cri strident, comme poussé à la fois par des milliers de martinets en délire. Je reconnais ce cri d’allégresse commun à toutes les Mauresques et à toutes les Arabes, ce « you, you, you ! » sauvage dont elles accompagnent les danses et les fêtes. Mais c’est pour le Christ encore, cette fois. C’est un pèlerinage de femmes arrivées du fond de l’Abyssinie, qui font ce matin leur entrée dans la ville sainte et qui la saluent à pleine voix suivant la coutume antique. Vêtues comme les Bédouines du désert, de robes noires et de voiles noirs, elles s’avancent comme une funéraire théorie, comme une traînée de deuil sur les pavés ensoleillés. De minute en minute, elles reprennent leur grand cri aigu, et des prêtres de leur rite, noirs comme elles de robe et de visage, qui les attendaient sur le parcours, répondent chaque fois, avec un geste pour bénir : « Que votre retour soit heureux ! » Graves, concentrées dans leur rêve, elles marchent sans broncher sous les regards rieurs et imbéciles de quelques modernes touristes accoudés aux fenêtres. Je les suis des yeux longtemps, les fantômes à voix de crécelle : tout au bout de la rue là-bas, elles tournent, – et c’est au Saint-Sépulcre qu’elles vont tout droit, de leur pas délibéré et rapide, dans le premier élan de leur extase barbare.

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Avant de quitter Jérusalem, je veux aujourd’hui pénétrer une dernière fois dans l’enceinte sacrée des musulmans, revoir la merveilleuse mosquée d’Omar, en rester au moins – faute de mieux, hélas ! – sur le souvenir de cette splendeur.

En s’y rendant, il faut passer devant le Saint-Sépulcre, aux abords duquel, plus que jamais aujourd’hui, la foule se presse. Et, passant là, je veux y entrer aussi, pour l’adieu.

Mais, le péristyle franchi, quand je tente de contourner le grand kiosque de marbre, des soldats turcs en armes me barrent le passage. Ce sont eux qui maintiennent, l’ordre ici, qui font respecter, le sabre à la main, les conventions séculaires entre les chrétiens des confessions ennemies.