Dans cet ensemble, rien ne détonne, et Hébron est une des rares villes que ne dépare aucune construction d’apparence moderne ou étrangère.
Le bazar, voûté de pierres, avec seulement quelques prises de jour étroites et grillées, est déjà obscur et ses échoppes commencent à se fermer. Aux devantures, sont pendus des burnous et des robes, des harnais et des têtières de perles pour chameaux ; surtout de ces verroteries, bracelets et colliers, qui se fabriquent à Hébron depuis des époques très reculées. On y voit confusément ; on marche dans une buée de poussière, dans une odeur d’épices et d’ambre, en glissant sur de vieilles dalles luisantes, polies pendant des siècles par des babouches ou des pieds nus.
Aux abords de la grande mosquée, des instants de nuit, dans des ruelles qui montent, voûtées en ogive, comme d’étroites nefs ; le long de ces passages, s’ouvrent des portes de maisons millénaires, ornées d’informes débris d’inscriptions ou de sculptures, et nous frôlons en chemin de monstrueuses pierres de soubassement qui doivent être contemporaines des rois hébreux. À cette tombée de jour, on sent les choses d’ici comme imprégnées d’incalculables myriades de morts ; on prend conscience, sous une forme presque angoissée, de l’entassement des âges sur cette ville, qui fut mêlée aux événements de l’histoire sainte depuis les origines légendaires d’Israël… Que de révélations sur les temps passés pourraient donner les fouilles dans ce vieux sol, si tout cela n’était si fermé, impénétrable, hostile !
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Abraham enterra donc sa femme
Sara dans la caverne double du
champ qui regarde Manbré, où
est la ville d’Hébron, au pays de
Chanaan. (Genèse, XXIII, 19.)
Nous retrouvons la lumière dorée du soir, au sortir de l’obscurité des ruelles voûtées, en arrivant au pied de cette mosquée d’Abraham. Elle est située à mi-hauteur de la colline, qui s’entaille profondément pour la recevoir. Elle couve sous son ombre farouche le mystère de cette caverne double de Macpélah où, depuis quatre mille ans bientôt, le patriarche dort avec ses fils.
La caverne, achetée quatre cents sicles d’argent à Éphron l’Éthéen, fils de Séor ! … Les Croisés sont les derniers qui y soient descendus et on n’en possède pas de description écrite plus récente que celle d’Antonin le Martyr (VIe siècle). Aujourd’hui, l’entrée en est défendue même aux musulmans. Quant aux chrétiens et aux juifs, la mosquée aussi leur est interdite ; ils n’y pénétreraient ni par les influences, ni par la ruse, ni par l’or, – et, il y a une vingtaine d’années, quand elle s’ouvrit pour le prince de Galles sur un ordre formel du sultan, la population d’Hébron faillit prendre les armes.
On laisse seulement les visiteurs faire le tour de ce lieu saint, par une sorte de chemin de ronde, encaissé entre les murailles hautes. Toute la base du monument est en pierres géantes, d’aspect cyclopéen, et fut construite par le roi David, pour honorer magnifiquement le tombeau du père des Hébreux ; cette première enceinte, d’une durée presque éternelle, avait environ deux mille ans quand les Arabes l’ont continuée en hauteur par le mur à créneaux de la mosquée d’aujourd’hui, qui est déjà si vieille.
Il y a, presque au ras du sol, une fissure par laquelle on permet aux chrétiens et aux juifs de passer la tête, en rampant, pour baiser les saintes dalles. Et, ce soir, de pauvres pèlerins israélites sont là, prosternés, allongeant le cou comme des renards qui se terrent, pour essayer d’appuyer leurs lèvres sur le tombeau de l’ancêtre, tandis que des enfants arabes, charmants et moqueurs, qui ont leurs entrées dans l’enclos, les regardent avec un sourire de haut dédain. Les parois et les abords de ce trou ont été frottés depuis des siècles par tant de mains, tant de têtes, tant de cheveux, qu’ils ont pris un poli luisant et gras. Et d’ailleurs, toutes les grandes pierres de l’enceinte de David luisent aussi, comme huileuses, après les continuels frôlements humains ; c’est que ce lieu est un des plus antiques parmi ceux que les hommes vénèrent encore, et, à aucune époque, on n’a cessé d’y venir et d’y prier.
Le chemin de ronde, en s’élevant sur la colline, passe, à un moment donné, au-dessus du sanctuaire ; alors la vue plonge entre les murs sacrés, sur les trois minarets qui indiquent l’emplacement des trois patriarches ; le minaret du milieu, qui, paraît-il, surmonte le tombeau d’Abraham, est informe comme un rocher, sous les couches de chaux amoncelées, et se termine par un gigantesque croissant de bronze.
C’est ici le « champ qui regarde Manbré » ; la silhouette, à peu près immuable, des collines d’en face devait être telle, le jour où Abraham acheta à Éphron, fils de Séor, ce lieu de sépulture. La scène de ce marché (Genèse, XXIII, 16) et l’ensevelissement du patriarche (Genèse, XXV, 9), on peut presque reconstituer tout cela d’après ce qui se passe de nos jours entre les pasteurs simples et graves des campagnes d’ici ; Abraham devait ressembler beaucoup aux chefs de la vallée de Beit Jibrin ou des plaines de Gaza. En ce moment, tout l’antérieur effroyable des durées s’évanouit comme une vapeur ; nous sentons, derrière nous, remonter de l’abîme, les temps bibliques, à la lueur du jour finissant…
« Ensevelissez-moi avec mes pères dans la caverne double qui est au champ d’Éphron, Héthéen – prie Jacob, mourant sur la terre d’Égypte – c’est là qu’Abraham a été enseveli avec Sara, sa femme. C’est là aussi où Isaac a été enseveli avec Rébecca, sa femme, et où Lia est aussi ensevelie. » (Genèse, XLIX, 29, 31.)
Et ceci est unique, sans doute, dans les annales des morts : cette sépulture, primitivement si simple, qui les a réunis tous, n’a cessé, à aucune époque de l’histoire, d’être vénérée, – quand les plus somptueux tombeaux de l’Égypte et de la Grèce sont depuis longtemps profanés et vides. Vraisemblablement même, les patriarches continueront de dormir en paix durant bien des siècles à venir, respectés par des millions de chrétiens, de musulmans et de juifs.
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Le crépuscule éclaire encore, quand nous regagnons nos tentes au bord de la route. Alors défile devant nous tout ce qui rentre des champs pour la nuit : laboureurs, marchant nobles et beaux dans leurs draperies archaïques ; bergers, montés bizarrement sur l’extrême-arrière de leurs tout petits ânes ; bêtes de somme et troupeaux de toute sorte, où dominent les chèvres noires, aux longues oreilles presque traînantes dans la poussière.
En face de nous, de l’autre côté du chemin, coule une fontaine sans doute très sainte, car une foule d’hommes et de petits enfants y viennent, avec de longues prosternations, faire leur prière du soir.
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Nuit bruyante comme à Gaza ; aboiements des chiens errants ; tintements des grelots de nos mules ; hennissements de nos chevaux, attachés à des oliviers tout près de nos tentes ; – et, du haut des mosquées, chants lointains et doux, que des muezzins inspirés laissent tomber sur la terre…
IV
Mercredi, 28 mars.
À l’heure fraîche où les bergers d’Hébron mènent leurs troupeaux aux champs, nous sommes debout. Le camp levé, nous montons à cheval, au milieu de tout un grouillement noir de chèvres et de chevreaux qui s’en vont errer au loin sur les pierreuses collines.
C’est une tranquille matinée pure, embaumée de menthe et d’autres arômes sauvages. Vers Bethléem, où nous arriverons à deux ou trois heures, nous cheminons distraitement, ayant pour un temps oublié toute notion des lieux. La campagne ressemble à certaines régions arides de la Provence ou de l’Italie, avec toujours ses milliers de petits murs, enfermant des vignes ou de maigres oliviers. Et puis, il y a cette route carrossable, qui confond nos idées ; depuis hier, nous n’avons pas eu le temps de nous y réhabituer encore. Enfin, il y a l’amusement de nos costumes arabes, que nous portons aujourd’hui pour la dernière fois – et qui mystifient deux bandes de touristes des agences en marche vers Hébron : tandis qu’ils nous dévisagent comme de grands cheiks, leur guide syrien explique comme quoi nous sommes des Moghrabis, c’est-à-dire des hommes de ce vague Moghreb (Occident) qui, pour les Arabes de Palestine, commence à l’Égypte pour finir au Maroc. En effet, de ce côté-ci du désert, les grands voiles de laine blanche dont nous nous sommes enveloppés ne se portent plus et désignent tout de suite les quelques pèlerins de distinction venus des contrées occidentales.
Notre recueillement, amassé dans les précédentes solitudes, s’est pour l’instant évanoui, à la réapparition des voyageurs modernes et des voitures. Éveillés de notre rêve grand et naïf, retombés de très haut, nous sommes devenus de simples « Cook », avec cette aggravation d’être déguisés, par une fantaisie puérile qui tout à coup nous gêne.
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Cependant, la campagne peu à peu reprend une mélancolie spéciale et si profonde ! … Les vignes, les oliviers, les petits murs ont disparu ; plus que des broussailles et des pierres, avec çà et là des asphodèles, des semis d’anémones rouges ou de cyclamens roses. Le ciel s’est voilé d’un brouillard gris perle, d’abord très ténu, très diaphane, mais qui tend à s’épaissir, et la lumière baisse. L’heure de croiser les quelques touristes, qui font Hébron aujourd’hui, est passée, et nous ne rencontrons plus que des files de lents chameaux, ou des groupes d’Arabes à cheval, beaux et graves, échangeant le salam avec nous.
La lumière baisse toujours, sous ce brouillard épaissi, qui n’est ni un nuage, ni une brume ordinaire, ni une fumée ; mais quelque chose de très particulier, comme l’enveloppement des visions douces.
De loin en loin, quelque grande ruine, mutilée, incompréhensible, debout et haute, regarde au loin l’abandon morne de cette Judée qui jadis fut le point de mire des nations.
Maintenant, plus rien que des pierres, les dernières broussailles ont disparu ; un sol tout de pierres, sur lequel de grands blocs détachés gisent ou s’élèvent. Et, dans ce pays si vieux, à peine distingue-t-on les vrais rochers des débris de constructions humaines, restes d’églises ou de forteresses, tertres funéraires ou tombeaux qui font corps avec la montagne. De distance en distance, à moitié obstruées, à moitié enfouies, s’ouvrent des portes de sépulcres, tout au bord de cette route – que nous suivons pensifs et de nouveau recueillis, à mesure que passe l’heure, pénétrés de je ne sais quelle très indicible crainte à l’abord de ces lieux qui s’appellent encore Bethléem et Jérusalem…
Toujours plus désolée et plus solitaire, la Palestine se déroule, infiniment silencieuse. À part cette route si bien aplanie, c’est presque le désert retrouvé, – un désert de pierres et de cyclamens, moins éclairé et plus septentrional que celui d’où nous venons de sortir.
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