Et les grandes ruines informes, vestiges de temples, derniers pans de murs de saintes églises des croisades, regardent toujours la vaste et triste campagne, s’étonnant de la voir aujourd’hui si à l’abandon ; témoins des âges de foi à jamais morts, elles semblent attendre quelque réveil qui ramènerait vers la terre sainte les peuples et les armées… Mais ces temps-là sont révolus pour toujours et les regards des hommes se portent à présent vers les contrées de l’Occident et du Nord, où les âges nouveaux s’annoncent, effroyables et glacés. Et ces ruines d’ici ne seront jamais relevées, – et personne ne vient plus en Palestine, que quelques derniers pèlerins, isolés et rares, ou alors une certaine élite de blasés curieux, pires profanateurs que les Sarrasins ou les Bédouins…
L’espèce de buée immense dont l’air est rempli continue d’obscurcir le soleil, qu’on ne voit bientôt plus ; elle atténue les choses lointaines dans un effacement étrange. Les collines de pierres, du même gris violacé que le ciel de cette matinée, se succèdent de plus en plus hautes, mais avec des silhouettes rondes toujours semblables, avec des contours adoucis où rien ne heurte la vue, – comme si c’étaient des nuages. Dans les vallées ou sur les cimes, le sol est pareil, couche uniforme de pierres exfoliées, piquées de myriades de petits trous, qui rappellent la nuance et le grain de l’écorce des chênes lièges. – Et c’est ainsi partout, sous l’atténuation de cette vapeur persistante qui se condense d’heure en heure davantage. Un ciel gris perle et un pays gris perle, sans un arbre, dans la monotonie duquel des maisonnettes de pâtres ou des ruines, très clairsemées, font des taches d’un gris plus rose.
À travers ce demi-jour d’éclipse, nos esprits pressentent anxieusement l’approche des lieux saints. Tout un passé, toute une enfance personnelle et tout un atavisme de foi revivent momentanément au fond de nos cœurs, tandis que nous cheminons sans parler, tête baissée, reposant nos yeux sur les éternelles petites fleurs des printemps d’Orient qui bordent la route, cyclamens, anémones et pentecôtes…
Plus élevées encore, les montagnes nous maintiennent dans plus de pénombre ; les brumes inégalement transparentes en changent les proportions et les augmentent ; un grand silence règne au plus profond de ces vallées de pierres, où ne s’entend que le pas de nos chevaux…
Et tout à coup, là-bas, très haut en avant de nous, au sommet d’une des plus lointaines montagnes gris perle, s’esquisse une petite ville gris rose, indécise de teinte et de contours comme une ville de rêve, apparaissant presque trop haut au-dessus des régions basses où nous sommes ; cubes de pierre rosée, avec des minarets de mosquées, des clochers d’églises – et notre guide nous l’indique de son lent geste arabe, en disant : « Bethléem ! …»
Oh ! Bethléem ! Il y a encore une telle magie autour de ce nom, que nos yeux se voilent… Je retiens mon cheval, pour rester en arrière, parce que voici que je pleure, en contemplant l’apparition soudaine ; regardée du fond de notre ravin d’ombre, elle est, sur ces montagnes aux apparences de nuages, attirante là-haut comme une suprême patrie… Bien inattendues, ces larmes, mais souveraines et sans résistance possible ; infiniment désolées, mais si douces : dernière prière, qui n’est plus exprimable, dernière adoration de souvenir, aux pieds du Consolateur perdu…
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J’ai fait faire des ouvrages
magnifiques. J’ai fait des jardins
et des clos où j’ai mis toutes sortes
d’arbres. J’ai fait faire des réser-
voirs d’eau pour arroser les plants
des jeunes arbres. » (Ecclésiaste,
II, 4, 5, 6.)
Nous devons faire la halte de midi dans une vallée, auprès des citernes du roi Salomon, et n’entrer que vers trois heures à Bethléem, qui, derrière un tournant de montagne, vient de disparaître.
Dans un bas-fond, triste et abandonné comme toute la Palestine, nous rencontrons ces citernes, somptueux bassins qui approvisionnaient jadis le palais d’été de l’Ecclésiaste. Depuis des millénaires, tout à disparu, les palais, les jardins, les arbres, et il n’y a plus autour qu’un désert de pierrailles et d’asphodèles.
Une grande ruine imposante se dresse pourtant auprès des réservoirs ; un carré de murailles à créneaux sarrasins, flanqué, sur ces quatre angles, de lourdes tours également crénelées. Sous le pâle soleil de midi, qui perce à peine le gris lilas des brumes, deux de ses faces sont rosées et les deux autres bleuâtres – celles de l’ombre. Ses farouches créneaux alignent leurs séries de pointes sur le ciel. Coupée de brèches et de lézardes, seule, triste, immense et haute dans ce pays dénudé, elle est une citadelle du grand Saladin, édifiée là bien des siècles après la destruction des palais de l’Ecclésiaste, et aujourd’hui, débris à son tour. Un petit Arabe, tout enfant, perché sur un dromadaire, qui sort de cette forteresse par une monumentale ogive, nous adresse un salam respectueux, comme à des cheiks moghrabis, – et nous prenons place, avec nos chevaux, à la grande ombre des murs.
Deux autres groupes viennent bientôt s’asseoir à la même ombre, s’espaçant dans la longueur des formidables murailles : quatre prêtres grecs, en tournée d’archéologie, qui font sur l’herbe un petit déjeuner frugal, et quelques femmes maronites, descendues de Bethléem avec des enfants, qui ont apporté des narguilés et des oranges.
Quel terne et singulier soleil, aujourd’hui, dans ce ciel d’Orient, et comme ce lieu est mélancolique.
Pendant notre repos, des grenouilles chantent le printemps, à pleine voix, dans les citernes de l’Ecclésiaste. – Nous nous penchons sur le vieux parapet vénérable, pour les voir : de monstrueuses grenouilles, larges comme la main étendue, qui font plier sous leur poids tous les roseaux.
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C’est vers trois heures, sous un soleil enfin sorti des brumes matinales et redevenu très ardent, que nous arrivons à Bethléem, par une poussiéreuse route.
Tandis que notre camp se monte à l’entrée de la ville et au bord du chemin, comme c’est la coutume, dans un de ces enclos d’oliviers qu’on abandonne aux voyageurs de passage, nous pénétrons à cheval dans les rues.
Plus rien de l’impression première, bien entendu : elle n’était pas terrestre et s’en est allée à jamais.,. Cependant Bethléem demeure encore, au moins dans certains quartiers, une ville de vieil Orient à laquelle s’intéressent nos yeux.
Comme à Hébron, des cubes de pierres, voûtés de pierres, qui semblent n’avoir pas de toiture. Des passages étroits et sombres, où les pieds de nos chevaux glissent sur de gros pavés luisants. De hauts murs frustes, qui paraissent vieux comme Hérode et où s’ouvrent de très rares petites fenêtres cintrées. – « Ah ! … des Moghrabis ! » disent les Syriens assis sur les portes, en nous regardant venir. Entre les maisons, la vue, par échappées, plonge sur l’autre versant de cette montagne qui supporte la ville, et là, ce sont des jardins et des vergers s’étageant en terrasses sans fin.
La beauté et le costume des femmes sont tout le charme spécial de Bethléem. Blanches et roses, avec des traits réguliers et des yeux en velours noirs, elles portent une haute coiffure rigide, pailletée d’argent ou d’or, qui est un peu comme le hennin de notre moyen âge occidental et que recouvre un voile « à la Vierge », en mousseline blanche, aux grands plis religieux. Leur veste, d’une couleur éclatante et couverte de broderies en style ancien, a des manches qui s’arrêtent au-dessus du coude ; c’est pour laisser échapper les très longues manches pagodes, taillées en pointe à la façon de notre XVe siècle, de la robe d’en dessous, qui tombe droit jusqu’aux talons et qui est généralement d’un vert sombre. Dans leurs vêtements des âges passés, elles marchent lentes, droites, nobles, – et, avec cela, très naïvement jolies, toutes, sous la blancheur de ces voiles qui accentuent une étrange ressemblance, quand surtout elles tiennent sur l’épaule un petit enfant : on croit, à chaque tournant des vieilles rues sombres, voir apparaître la Vierge Marie, – celle des tableaux de nos Primitifs…
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Des voitures de l’agence Cook, des fiacres remplis de touristes, pour lesquels il faut se ranger sous les portes. Une odieuse enseigne en français : « Un tel, fabricant d’objets de piété à des prix modérés. » Et enfin nous mettons pied à terre sur la grande place de Bethléem, que ferment là-bas les murs sévères de l’église de la Nativité. Il y a des hôtels, des restaurants, des magasins à devanture européenne, remplis de chapelets. Il y a une station de fiacres et une quantité de ces êtres, d’une effronterie spéciale, qui font métier d’exploiter les voyageurs…
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On est admis par petits groupes et à son tour dans l’église et la grotte de la Nativité, qui confinent à un grand couvent de Franciscains, pilotes de ces saints lieux.
Nous sommes reçus là par des moines italiens, à la parole et aux gestes communs, qui nous font asseoir dans une salle d’attente et nous y laissent seuls. Une table à manger occupe le milieu de cette salle ; elle est couverte d’une grossière toile cirée et garnie de verre de vin, ou de « bocks » vidés. Aux murs, des « chromos » représentant des choses quelconques, la reine Victoria, je crois, et l’empereur d’Autriche… Où sommes-nous, vraiment, dans quelle auberge, dans quel estaminet de barrière ? … Nous avions été prévenus, nous attendions des profanations, mais pas cela ! … Ce nom de Bethléem, qui rayonnait, il vient de tomber pitoyablement à nos pieds, et c’est fini ; dans un froid mortel, tout s’effondre… Nous demeurons là, silencieux et durs, dans une tristesse sans borne et dans un écœurement hautain… Oh ! pourquoi sommes-nous venus ; pourquoi n’être pas partis tout de suite, retournés vers le désert, ce matin, quand, du fond des vallées d’en bas, Bethléem encore mystérieuse et douce nous est apparue ? …
C’est notre tour, à présent, de visiter. On nous appelle, on va nous conduire dans la grotte où le Christ est né…
Sous les cloîtres, en passant, nous croisons des gens qui en reviennent, des pèlerins russes dont les yeux, il est vrai, sont voilés de larmes, mais surtout des touristes bavards tenant en main leur Bædeker… Mon Dieu est-ce possible, que ce soit là ? ». Ce lieu prostitué à tous, c’est l’église de Bethléem ? …
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Elle est triple, l’église, latine, arménienne, grecque ; ses trois parties, distinctes et hostiles, communiquent ensemble ; mais un officier et des soldats turcs, constamment armés, circulent de l’une à l’autre pour maintenir l’ordre et empêcher les batailles entre chrétiens des différents rites.
La grotte s’ouvre en dessous, tout à fait souterraine aujourd’hui. Et vraisemblablement elle est bien, comme l’attestent des traditions du IIe siècle, le lieu de la naissance du Christ, car jadis, à l’entrée de la Bethléem antique, elle servait d’abri aux voyageurs pauvres qui n’avaient pas place à l’hôtellerie.
Deux escaliers y descendent, l’un pour les Latins et les Arméniens, l’autre pour les Grecs, La porte étroite en est de marbre blanc. Toutes les parois en sont crassées, usées, par les milliers d’êtres qui y sont venus, en groupes ou en procession, depuis les premiers siècles chrétiens. Elle se compose d’une quantité de petits compartiments, de petits couloirs, où sont des autels et où brûlent des lampes. La voûte irrégulière du rocher, humide et suintante, apparaît çà et là, entre les tentures de damas fané ; partout des dorures communes, des petits tableaux, des « chromos » vulgaires ; au moins attendions-nous un luxe archaïque, une splendeur, de l’or entassé, comme dans la crypte du Sinaï ; mais non, rien ; Bethléem a été pillée et repillée tant de fois, que tout y est pauvre, laid, à peine ancien.
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