« Ici, l’enfant est né, explique le moine ; ici, il a été posé dans sa couche ; ici, les rois mages s’assirent ; ici, se tenaient l’âne et le bœuf…» Distraitement, l’esprit fermé et le cœur mort, nous l’entendons sans l’écouter, impatients de partir…
Au-dessus de la grotte, les trois églises, où l’on officie et psalmodie en même temps, suivant des rites divers et avec la haine du voisin, sont banales et quelconques. Dans l’église grecque, devant l’antique tabernacle tout d’or, une furtive impression religieuse, à demi païenne, nous arrête un moment : un très vieux pope est là qui chante, vite, vite, d’une haute voix nasillarde, dans un nuage d’encens, et la foule, à chaque verset, se prosterne et se relève ; femmes de Bethléem portant toutes, sur le hennin pailleté, le long voile à la vierge ; Arabes convertis, aux yeux de foi naïve, inclinant leur turban jusqu’à terre…
Nous nous échappons par une quatrième église, splendide celle-là, et vénérable entre toutes, mais vide, à l’abandon, servant de vestibule aux premières : basilique commencée par sainte Hélène, achevée vers l’an 330 par l’empereur Constantin, et où, huit siècles plus tard, le jour de Noël 1101, Baudoin Ier fut sacré roi de Jérusalem, Elle est un des sanctuaires chrétiens les plus anciens du monde ; elle a deux siècles de plus que la basilique du Sinaï ; épargnée par Saladin et par tous les conquérants arabes, miraculeusement préservée des destructions d’autrefois, elle n’a subi de réels dommages qu’au commencement de notre siècle, de la part des Grecs contemporains qui en ont muré le chœur pour y faire leur mesquine petite église d’aujourd’hui. Elle est d’une grandeur simple et élégante ; elle garde quelque chose de la Grèce antique, avec sa quadruple rangée de sveltes colonnes corinthiennes ; et, au-dessus des chapiteaux d’acanthe, sur les murailles des nefs, sont en partie restés les revêtements de mosaïques d’or qu’y fit placer, à la fin du XIIe siècle, « le seigneur Amaury, grand roi de Jérusalem ». L’encens des sanctuaires voisins l’embaume discrètement, et on y entend le bruit des psalmodies atténué en murmure.
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Maintenant, nous n’avons plus rien à voir qui nous intéresse dans cette Bethléem profanée, et il nous tarde d’en sortir. Sur la place, nous remontons à cheval pour regagner nos tentes, échappant aux vendeurs de croix et de chapelets qui nous tirent par nos burnous, aux guides professionnels qui nous poursuivent en nous offrant leur carte. Et nous nous en allons, emportant l’amer regret d’être venus, sentant au fond de nos cœurs le froid des déceptions irréparables…
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Mais sur le soir, au crépuscule limpide, tandis que nous songeons, devant nos tentes, accoudés, comme à une terrasse, au petit mur qui sépare de la route notre enclos d’oliviers, voici que la notion du lieu où nous sommes nous revient lentement, très particulière et de nouveau presque douce…
Un peu en recul, là-bas sur notre droite, les premières maisons de Bethléem, carrées et sans toiture, à elles seules dénonçant la Judée. Sous nos pieds, un grand panorama, qui d’abord descend en profondeur, puis qui, dans les lointains, remonte très haut par plans de montagnes étagées ; toute une campagne paisible, mélancolique, d’oliviers et de pierres, de pierres surtout, de pierres grises dont les pâles nuances semblent vaporeuses dès que tombe le jour. Et, dominant tout, à d’inappréciables distances, la grande ligne bleuâtre des montagnes du Moab, qui sont sur l’autre rive de la mer Morte.
On entend partout sonner des clochettes de troupeaux qui reviennent des champs et, au loin, des cloches de monastères…
Ils arrivent, les troupeaux ; ils commencent à passer devant nous avec leurs bergers, et c’est un défilé presque biblique, qui se prolonge là sous nos yeux, dans une lumière de plus en plus atténuée.
Très imprévus, passent aussi une cinquantaine d’enfants qui dansent, en chantant cette vieille chanson de France : « Au clair de la lune… prête-moi ta plume…» L’école chrétienne, qui revient d’une promenade ; une cinquantaine de petits Arabes convertis, habillés à la mode d’Europe. Les Frères qui les conduisent chantent le même air et le dansent aussi ; c’est étrange, mais c’est innocent et c’est joyeux.
Ensuite reprend le cortège plus grave, plus archaïque, des bêtes et des bergers…
Les détails de ces campagnes immenses, déroulées devant nous, se fondent dans le crépuscule envahissant ; bientôt, les grandes lignes des horizons demeureront seules, les mêmes, immuablement les mêmes qu’aux temps des croisades et aux temps du Christ. Et c’est là, dans ces aspects éternels, que réside encore le Grand Souvenir…
Bethléem ! Bethléem ! … Ce nom recommence à chanter au fond de nos âmes moins glacées… Et, dans la pénombre, les âges semblent remonter silencieusement leur cours, en nous entraînant avec eux.
Sur la route, des laboureurs et des bergers défilent encore, en silhouettes antiques, devant les grands fonds des vallées et des montagnes ; vers la ville, tous les travailleurs des champs continuent de s’acheminer. Tenant leur enfant au cou, ou bien le portant à l’égyptienne assis sur l’épaule, passent lentement, avec leurs longs voiles, leurs longues manches, les femmes de Bethléem…
Bethléem ! … Ce nom chante à présent partout, en nous-mêmes et dans nos mélancoliques alentours. Au bruissement des grillons, aux sonnailles des troupeaux, au tintement des cloches d’église, les temps semblent plus jeunes de dix-huit siècles…
Et maintenant, on dirait la Vierge Marie en personne qui vient à nous, avec l’enfant Jésus dans ses bras… À quelques pas, elle s’arrête, appuyée au tronc d’un olivier, les yeux abaissés vers la terre, dans l’attitude calme et jolie des madones : une toute jeune femme aux traits purs, vêtue de bleu et de rose sous un voile aux longs plis blancs. D’autres saintes femmes la suivent, tranquilles et nobles dans leurs robes flottantes, coiffées aussi du hennin et du voile ; elles forment un groupe idéal, que le couchant éclaire d’une dernière lueur frisante ; elles parlent et sourient à nos humbles muletiers, leur offrant de l’eau pour nous dans des amphores et des oranges dans des corbeilles.
Sous la magie du soir, à mesure qu’une sérénité charmée nous revient, nous nous retrouvons pleins d’indulgence, admettant et excusant tout ce qui nous avait révoltés d’abord. – Mon Dieu ! les profanations, les innocentes petites barbaries de la crypte, nous aurions bien dû nous y attendre et ne pas les regarder de si haut avec notre dédain de raffinés. Les mille petites chapelles, les dorures et les grossières images, les chapelets, les cierges, les croix, tout cela enchante et console la foule innombrable des simples, pour lesquels aussi Jésus avait apporté l’immortel espoir. Nous qui avons appris à ne regarder le Christ qu’au travers des Évangiles, peut-être concevons-nous de Lui une image un peu moins obscurcie que ces pèlerins, qui, dans la grotte, s’agenouillent devant les petites lampes de ses autels ; mais la grande énigme de son enseignement et de sa mission nous demeure aussi impénétrable. Les Évangiles écrits presque un siècle après lui, tout radieux qu’ils soient, nous le défigurent sans doute étrangement encore. Le moindre dogme est aussi inadmissible à notre raison humaine que le pouvoir des médailles et des scapulaires ; alors de quel droit mépriserions-nous tant ces pauvres petites choses ? – Derrière tout cela, très loin, – à des distances d’abîme si l’on veut, – il y a toujours le Christ inexpliqué et ineffable, celui qui laissait approcher les simples et les petits enfants, et qui, s’il voyait venir à lui ces croyants à moitié idolâtres, ces paysans accourus à Bethléem des lointains de la Russie, avec leur cierge à la main et leurs larmes plein les yeux, ouvrirait les bras pour les recevoir…
Et, maintenant, nous envisageons avec une plus impartiale douceur ce lieu unique au monde, qui est l’église d’ici, ce lieu empli éternellement d’un parfum d’encens et d’un bruit chantant de prières…
Bethléem ! Bethléem ! … Une nuit plus tranquille qu’ailleurs nous enveloppe à présent ; tout se tait, les voix, les cloches et les sonnailles des troupeaux, dans un recueillement infini, et un hymne de silence monte de la campagne antique, du fond des vallées pierreuses, vers les étoiles du ciel…
V
Jeudi, 29 mars.
Le jour de notre entrée à Jérusalem, – un jour auquel nous avons songé d’avance, un peu comme les pèlerins d’autrefois, pendant quarante jours de désert.
Avant le soleil levé, un vent terrible nous éveille. Sans ces oliviers autour de nous, nos tentes auraient déjà pris la volée.
Vite, il faut se vêtir, faire replier toutes ces toiles tendues, corder nos bagages, et nous voilà dehors, sur les cailloux de l’enclos, au bord de la route, par un matin désolé et froid. Alors, en grand désarroi de nomades, nous montons à cheval deux heures plus tôt que nous ne pensions, pour aller dans la ville sainte chercher un définitif abri.
Le soleil se lève, pâle et sinistrement jaune, un soleil de tourmente, parmi des nuages affreux, derrière des soulèvements de poussière et de sable.
Tout s’enlève et vole, emporté par ce vent qui souffle de plus en plus fort.
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Une heure de route, dans des tourbillons de poussière alternant avec des tourbillons de pluie, sous des rafales qui déploient nos burnous comme des ailes et nous jettent au visage, en coup de fouet, la crinière de nos chevaux…
Là-bas, il y a une grande ville qui commence d’apparaître, sur des montagnes pierreuses et tristes, – un amas de constructions éparses, des couvents, des églises, de tous les styles et de tous les pays ; à travers la pluie ou la poussière cinglantes, cela se distingue d’une manière encore confuse, et, de temps à autre, de grosses nuées nous le cachent en passant devant.
Vers la partie gauche des montagnes, rien que de décevantes bâtisses quelconques ; mais vers la droite, c’est bien encore l’antique Jérusalem, comme sur les images des naïfs missels ; Jérusalem inconnaissable entre toutes les villes, avec ses farouches murailles et ses toits de pierre en petites coupoles ; Jérusalem sombre et haute, enfermée derrière ses créneaux, sous un ciel noir.
Pendant une rafale plus violente, le chemin de fer passe, siffle, affole mon cheval, met en plus complète déroute mes pensées, qui déjà s’en allaient éparpillées au vent…
Nous arrivons dans un creux profond, au pied d’une route ascendante, entre l’amas banal et pitoyable des constructions qui couvrent la colline de gauche, – hôtels, gare, usines, – et les ténébreuses murailles crénelées qui couvrent la colline de droite. Des gens de toutes les nationalités encombrent ces abords ; Arabes, Turcs, Bédouins ; mais surtout des figures du Nord que nous n’attendions pas, longues barbes claires sous des casquettes fourrées, pèlerins russes, pauvres moujiks vêtus de haillons.
Et enfin, vers la ville aux grands murs, qui nous surplombe de ses tours, de ses créneaux, de sa masse étrangement triste, nous montons au milieu de cette foule, par ce chemin glorieux des sièges et des batailles, où tant de Croisés sans doute sont tombés pour la foi… Des instants de compréhension du lieu où nous sommes, – et alors, d’émotion profonde, – mais tout cela, furtif, troublé, emporté par le bruit, par le vent, par le voisinage des locomotives et des agences… Et, arrivés en haut, nous passons sous la grande porte ogivale de Jérusalem dans une complète inconscience, avec la hâte irréfléchie de gagner un gîte sous une pluie qui commence à tomber, rapide, torrentielle et glacée…
VI
Vendredi, 30 mars.
La pluie, la pluie à torrents, la pluie incessante nous avait tenus prisonniers toute la journée d’hier, depuis notre arrivée jusqu’au soir.
Et aujourd’hui c’est la même pluie encore, sous un ciel septentrional. L’impression d’être à Jérusalem est perdue, dans la banalité d’un hôtel de touristes où nous sommes enfermés près du feu, ayant repris nos costumes et nos allures d’Occident. C’est comme un rêve, ce souvenir d’être entrés hier dans une ville sombre, par une vieille porte sarrasine, sur des chevaux que tourmentait le vent.
Dans un salon quelconque, en compagnie d’Américains et d’Anglais, nous regardons les images des plus récents journaux d’Europe, apprenant sans intérêt les très petites choses qui se sont passées durant notre période nomade, tandis que des Syriens, marchands d’ « articles de Jérusalem », nous encombrent d’objets de piété, en bois ou en nacre… Gethsémani, le Saint-Sépulcre, le Calvaire, est-ce que vraiment tout cela est bien réel, et près de nous, dans cette même ville ? … Nous remettons à plus tard de voir, à cause de ce ciel désolant qui ne s’éclaircit pas ; d’ailleurs nous sommes sans hâte, inconsciemment retenus peut-être par la crainte des déceptions suprêmes…
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Sur le soir, cependant, nous quittons l’hôtel pour la première fois : le consul général de France, M. L…, est venu nous offrir, avec la plus charmante bonne grâce, de nous mener entre deux averses chez les Pères Dominicains, qui habitent le voisinage en dehors des murailles et qui, dit-il, voudront bien sans doute consentir, sur sa prière, à être nos guides très éclairés dans la ville sainte.
Une banlieue, quelconque comme le salon de l’hôtel, et que bientôt la pluie recommence à rayer de ses petites hachures grises.
Pendant une éclaircie, la porte de Damas nous charme au passage. C’est la plus farouche et la plus exquise des portes sarrasines ; elle découpe son ogive dans la grande muraille morne ; elle est flanquée de deux sombres tours ; elle est toute couronnée et hérissée de pointes de pierre, aiguës comme des fers de lance ; haute et mystérieuse, elle a pris aujourd’hui, sous le vernis de l’eau ruisselante, une intense couleur de vieux bronze vert-de-grisé. En avant, des tentes bédouines se groupent, noirâtres, très basses à ses pieds. Et derrière, un coin de l’antique Jérusalem apparaît ; un angle de remparts crénelés, enfermant des maisons à coupoles, s’avance, sous le ciel de pluie, vers le désert de pierres qui est la campagne ; l’ensemble en est de la même teinte de bronze verdâtre que la porte elle-même ; l’ensemble en paraît millénaire, abandonné et mort ; mais c’est bien Jérusalem, la Jérusalem qu’on a vue sur les vénérables tableaux et images d’autrefois ; au sortir de l’horrible banlieue neuve, où fument des tuyaux d’usine, on croirait une vision sainte…
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Les Dominicains blancs nous reçoivent dans leur petit parloir monacal. Ils ont cette sérénité détachée qui est particulière aux religieux ; on sent en eux, dès l’abord, des hommes du meilleur monde, et, ensuite, des érudits.
Dans leur jardin, où ils nous mènent à la première embellie, ils ont fait des fouilles profondes et découvert de précieuses ruines. Toute cette terre de Jérusalem, tant de fois remuée, retournée, pendant les sièges, les assauts, les destructions, est encore pleine de débris et de documents inconnus.
À trois cents mètres de la porte de Damas, saint Étienne fut mis à mort dans un champ, et l’impératrice Eudoxie, pour consacrer l’emplacement du martyre, y fît élever une église. En creusant sur la foi de ces données, les moines ont retrouvé les restes de cette église, son beau parquet de mosaïques encore intact, et les socles de ses colonnes de marbre, brisées toutes à un pied du sol ; c’est le terrible Khosroès, grand destructeur de chrétiens, qui, vers le milieu du VIIe siècle, a fait anéantir ce saint lieu. Auprès, se voient aussi les fondations de la chapelle plus modeste que plus tard les Croisés élevèrent à la mémoire de saint Étienne, et qui fut rasée à son tour quand revint s’abattre sur Jérusalem le torrent sarrasin. Tous ces pauvres débris glorieux nous apparaissent là, trempés de pluie, au milieu des récents déblais, mêlés encore à cette terre qui, pendant des siècles, les avait gardés et cachés.
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