Jeune et innocent

couverture

JOSEPHINE TEY

JEUNE ET INNOCENT

Traduction d’Hélène et Paul Le Duff,
revue et corrigée par Natalie Beunat

image

1

Par un matin d’été, peu après 7 heures, William Potticary faisait sa ronde habituelle sur le sentier de la falaise, à travers l’herbe rase. Soixante mètres en contrebas scintillaient les flots paisibles de la Manche, pareils à une opale laiteuse. L’air était pur, et les alouettes n’avaient pas encore envahi le ciel. Pas un bruit dans ce monde qui renaissait sous le soleil, sinon les cris des mouettes, là-bas, sur la grève ; aucune activité humaine, sinon celle de Potticary, marcheur solitaire, à la petite silhouette noire, raide et trapue. Des millions de gouttes de rosée brillaient sur l’herbe vierge et tout semblait comme au premier jour de la Création. Ce n’était pas l’impression de Potticary, évidemment. Pour lui, la rosée indiquait que la brume des premières heures n’avait commencé à se dissiper que longtemps après le lever du soleil. Il nota ce détail dans un coin de son subconscient, tandis que, stimulées par l’envie d’un petit déjeuner, ses méninges s’interrogeaient : devait-il faire demi-tour à la Crique et retourner au poste de gardes-côtes ? Ou bien, profitant de ce matin merveilleux, ne valait-il pas mieux pousser jusqu’à Westover où il trouverait le journal du matin et aurait, avec deux heures d’avance, des nouvelles du dernier crime ? Certes, avec la radio, le journal du matin n’avait plus le même intérêt. Toutefois, c’était un objectif et, en temps de guerre comme en temps de paix, il fallait toujours avoir un objectif. Ridicule d’aller à Westover uniquement pour regarder le front de mer ! Et quel bonheur de rentrer pour le petit déjeuner, le journal sous le bras ! Oui, il irait peut-être en ville.

Il accéléra quelque peu l’allure, et le soleil étincelait sur le cuir luisant de ses brodequins noirs à bouts carrés – les chaussures réglementaires. On aurait pu croire que Potticary, qui avait passé les meilleures années de sa vie à cirer ses brodequins par obéissance, aurait fini par s’affirmer. En d’autres termes, il aurait pu dépoussiérer une discipline absurde en ne touchant plus à la poussière de ses chaussures ! Or il n’en était rien ; Potticary, le pauvre naïf, continuait à cirer ses brodequins par plaisir. Il avait sans doute une mentalité d’esclave, mais il était trop inculte pour en souffrir. Quant à exprimer sa personnalité, il aurait reconnu les symptômes si on les lui avait décrits. Cependant il eût été incapable de mettre un nom dessus. À l’armée, on appelle ça « esprit de contradiction ».

Une mouette s’élança brusquement au-dessus de la falaise et s’abattit en criant vers ses consœurs qui tournoyaient plus bas. Quel vacarme épouvantable ! Potticary s’approcha pour voir quelle épave la marée descendante offrait à leur dispute.

Une tache verte brisait la ligne blanche de l’écume. Un morceau de tissu, de la toile, peut-être. Étonnant qu’elle ait gardé une couleur si vive après avoir séjourné dans l’eau aussi…

Potticary écarquilla soudain ses yeux bleus, le corps étonnamment figé… Puis ses brodequins s’emballèrent et martelèrent l’herbe drue au rythme d’un cœur battant. La Crique était à deux cents mètres, mais Potticary parcourut la distance en un temps record. Haletant, il descendit les marches grossièrement taillées dans la craie. Derrière l’émotion jaillissait l’indignation : voilà ce qu’on risquait en se baignant à jeun dans l’eau froide ! De la folie, ma parole ! Et on gâchait le petit déjeuner des autres, par-dessus le marché… Le mieux, c’était la respiration artificielle, sauf en cas de côtes cassées. Ce n’était peut-être qu’une syncope, après tout… Dire très fort à la victime qu’elle était hors de danger… Ses bras et ses jambes se confondaient avec le sable : voilà pourquoi il avait pris la tache verte pour un morceau de tissu. De la folie ! Quelle idée de se baigner dans l’eau froide, à l’aube, à moins d’y être obligé ! Il avait dû le faire, lui, à l’armée, dans ce port de la mer Rouge, embringué dans une compagnie de débarquement venue secourir les Arabes. Mais pourquoi allait-on au secours de ces salauds-là ?… C’était dans ces circonstances qu’il fallait nager. Quand on y était obligé… La femme était à bout de forces : il lui fallait du jus d’orange et des toasts. Quelle folie, ma parole !

Il était difficile de marcher sur la grève avec ces gros galets blancs qui n’arrêtaient pas de rouler sous les pieds, et l’on s’enfonçait dans les rares zones de sable, ramollies par la marée. Mais bientôt Potticary se retrouva au beau milieu de la nuée de mouettes qui l’enveloppait de leurs battements d’ailes et de leurs cris frénétiques.

Au premier coup d’œil, il vit que la respiration artificielle était inutile, comme toute autre méthode d’ailleurs : c’était trop tard. Et Potticary, qui avait sorti des corps de la mer Rouge sans s’émouvoir, fut étrangement bouleversé. Comment accepter qu’une femme si jeune soit allongée là, alors que le monde entier s’éveillait à une si belle journée ? Elle avait toute la vie devant elle, et jolie, avec ça ! Ses cheveux avaient l’air teints, mais le reste de sa personne était d’une beauté naturelle.

Une vague recouvrit ses pieds puis se retira entre les orteils vernis de rouge.