La marée allait descendre encore quelques mètres, mais Potticary traîna la masse inanimée un peu plus haut sur la grève, à l’abri des assauts irrespectueux de la mer.
À ce moment, il pensa au téléphone. Il scruta la plage, en quête d’un vêtement que la fille aurait pu y poser avant d’aller se baigner. Apparemment, il n’y avait rien. Elle l’avait peut-être laissé trop bas et la marée l’avait emporté ; peut-être n’était-ce même pas à cet endroit qu’elle s’était jetée à l’eau. Quoi qu’il en soit, il n’avait rien à portée de la main pour couvrir le corps. Il retraversa donc la grève à grand-peine et se hâta vers le téléphone le plus proche, celui du poste de gardes-côtes.
— Un cadavre sur la plage, dit-il à Bill Gunter en décrochant le récepteur pour appeler la police.
Bill fit claquer sa langue contre ses dents et rejeta la tête en arrière, geste qui, avec éloquence et sobriété, exprimait sa lassitude devant tous ces faits divers, devant la bêtise des gens qui se noient et sa satisfaction d’avoir raison de ne rien attendre de bon de la vie.
— S’ils veulent se suicider, dit-il de sa voix caverneuse, pourquoi venir chez nous ? Ils ont toute la côte sud pour ça, non ?
— Ce n’est pas un suicide, haleta Potticary entre deux échanges avec la standardiste.
Bill n’y prêta aucune attention.
— Bien sûr, ça coûte moins cher de venir ici que d’aller sur la côte sud ! Un type qui en a marre de la vie pourrait tout de même être moins mesquin et faire son dernier plongeon avec un peu de panache. Eh bien, non ! Ils achètent le billet le moins cher et viennent se coucher à votre porte !
— Il en vient beaucoup à Beachy Head, c’est vrai, répondit Potticary, conciliant. Mais cette fois-ci, il ne s’agit pas d’un suicide.
— Bien sûr que si ! À quoi donc servent les falaises ? Un rempart pour l’Angleterre ? Pas du tout : l’endroit idéal pour un suicide. C’est le quatrième cette année et il y en aura d’autres quand les feuilles d’impôts arriveront.
Il s’arrêta, tendit l’oreille pour écouter ce que disait Potticary.
— … une femme, en costume de bain vert vif. (Potticary appartenait à une génération qui n’employait pas le mot maillot de bain.) Au sud de la Crique, à cent mètres environ. Non, il n’y a personne… J’ai dû venir téléphoner, mais j’y retourne tout de suite… D’accord, on se retrouve là-bas… Allô ? c’est vous, sergent ? Oui, la journée commence mal, mais on a l’habitude !… Oh non ! un banal accident de baignade. Une ambulance ? Oui, vous pouvez l’amener quasiment jusqu’à la Crique. Le sentier quitte la route de Westover juste après la troisième borne kilométrique et aboutit au milieu des arbres, à l’entrée de la Crique… Très bien, je vous attendrai là.
— Comment savez-vous qu’il s’agit d’un accident de baignade ? l’interrogea Bill.
— Elle porte un costume de bain, vous n’avez pas écouté ?
— Rien ne l’empêchait d’en mettre un avant de se jeter à l’eau. Pour faire croire à un accident.
— Vous ne pouvez pas vous jeter à l’eau à cette époque de l’année. Vous tomberiez sur les galets. Et là, plus de doute possible sur vos intentions !
— Elle s’est peut-être avancée vers le large pour se noyer, rétorqua Bill, jusqu’au-boutiste par nature.
— Elle est peut-être morte d’une indigestion de bonbons à la menthe ! dit Potticary qui approuvait le jusqu’au-boutisme en Arabie, mais trouvait ça assommant dans la vie de tous les jours.
2
Un petit groupe à l’air grave entourait le corps : Potticary, Bill, le sergent, un agent de police et les deux ambulanciers. Si le plus jeune des deux redoutait de ne pas avoir l’estomac assez bien accroché et l’humiliation qui s’ensuivrait, les autres ne pensaient qu’à leur travail.
— Vous la connaissez ? demanda le sergent.
— Non, répondit Potticary, jamais vue.
Aucun d’eux ne l’avait jamais vue.
— Elle n’est sûrement pas de Westover. Personne là-bas n’aurait l’idée de venir ici, avec la magnifique plage qu’ils ont à leur porte. Elle a dû arriver de l’intérieur des terres.
— Peut-être s’est-elle baignée à Westover et la mer l’aura rejetée là, suggéra l’agent.
— Impossible, objecta Potticary. Elle n’a pas séjourné assez longtemps dans l’eau. Elle a dû se noyer dans le coin.
— Dans ce cas, comment s’y est-elle rendue ? s’enquit le sergent.
— En voiture, bien sûr, répondit Bill.
— Et où est cette voiture maintenant ?
— Là où tout le monde laisse la sienne : au bout du chemin, sous les arbres.
— Ah bon ? répliqua le sergent, mais il n’y a pas de voiture là-bas.
Les ambulanciers confirmèrent. C’était par là qu’ils étaient venus avec la police. Ils y avaient garé leur véhicule, sans remarquer la moindre voiture.
— C’est curieux, observa Potticary. C’est trop loin de tout pour qu’on vienne à pied. Du moins si tôt le matin.
— Je ne pense pas qu’elle ait été une adepte de la marche, de toute façon, remarqua le plus âgé des ambulanciers. Trop chic pour ça, ajouta-t-il, voyant qu’ils n’avaient pas l’air de comprendre.
En silence, ils examinèrent le corps quelques minutes. Oui, l’ambulancier avait raison ; cette femme prenait soin d’elle.
— Et où sont ses vêtements ? demanda le sergent, préoccupé.
Potticary défendit sa version : elle les avait laissés plus loin, à marée basse, et la mer les avait emportés.
— C’est bien possible, dit le sergent. Mais comment est-elle arrivée ici ?
— Bizarre qu’elle se soit baignée seule, risqua le jeune ambulancier, mettant son estomac à l’épreuve.
— Il n’y a rien de bizarre de nos jours, grommela Bill. Je m’étonne même qu’elle ne se soit pas amusée à sauter de la falaise en planeur ! Nager toute seule, à jeun, c’est bien trop banal. Ils me fatiguent, tous ces jeunes écervelés.
— C’est une chaînette qu’elle porte à la cheville ? dit l’agent.
Oui, c’était une chaînette.
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