Je l’ai avertie qu’elle prenait peut-être un risque. « C’est possible, a-t-elle rétorqué, j’en ai pris toute ma vie, et cela ne m’a pas mal réussi, jusque-là. » Je m’attendais à vivre une situation plutôt embarrassante, or c’est l’inverse qui s’est produit. Elle avait raison, il était bien plus facile de s’accepter comme ça. On eût juré, en un sens, que nous nous connaissions depuis des années (c’était bizarre, mais c’était ainsi). S’il avait fallu partir de zéro et cheminer ensemble, nous aurions mis des semaines à parvenir au même stade. Nous nous aimions beaucoup. Pas d’amour, bien sûr, quoique Chris fût éblouissante à regarder ; je la trouvais extraordinaire, en somme… Je n’avais pas de vêtements à me mettre ; aussi ai-je passé la journée du lendemain avec le maillot de bain et la robe de chambre laissés là par quelqu’un. Et le lundi, Mrs Pitts est entrée dans ma chambre et m’a dit : « Vos bagages, monsieur », tout en posant à terre une valise que je n’avais jamais vue. Celle-ci contenait une veste de tweed, un pantalon de flanelle, des chaussettes, des chemises – tout le nécessaire, acheté à Cantorbéry. La valise, elle, n’était pas neuve, mais on y avait accroché une étiquette à mon nom. Chris s’était même souvenue de mon nom ! Oh, les mots me manquent pour exprimer mon émotion : c’était la première fois, depuis des années, qu’enfin quelqu’un me donnait quelque chose. Les autres, eux, ne faisaient que prendre, prendre. « Bobby paiera. » « Bobby prêtera sa voiture. » Jamais ils ne pensaient à moi, jamais. Ils ne m’ont jamais vraiment regardé, je crois bien… Ce cadeau m’a fendu le cœur. Je serais mort pour Chris ! Elle a éclaté de rire quand elle m’a vu dans mon costume, du prêt-à-porter, évidemment, qui m’allait très bien : « Je ne l’ai pas fait confectionner à Bruton Street, il est vrai, mais ça ira. Et c’est votre taille, vous aurez noté que j’ai l’œil. » C’est ainsi que nous avons passé du bon temps ensemble, à musarder, lire, causer, nager, à faire la cuisine en l’absence de Mrs Pitts, et je n’ai plus pensé à l’avenir. Chris m’avait prévenu qu’elle devait quitter la maison dans une dizaine de jours. Par politesse, j’ai souhaité m’en aller le deuxième jour – elle n’a rien voulu entendre, et je n’ai plus insisté. Et voilà comment je suis resté chez elle, sans même connaître son nom.

Il s’enfonça dans son siège en soupirant.

— En vous faisant ces confidences, j’ai éprouvé un plaisir que je n’ai pas connu depuis longtemps, et je comprends pourquoi les psychanalystes gagnent tant d’argent.

Grant ne put s’empêcher de sourire. Ce garçon possédait une candeur si séduisante !

Puis, comme un chien qui sort de l’eau, il s’ébroua dans son for intérieur.

Le charme. L’arme la plus insidieuse de toute la panoplie humaine. Et voici que quelqu’un s’en servait à sa barbe. Avec froideur, il se mit à observer cette bonne âme au visage veule. Il se souvint d’un meurtrier qui présentait le même type : yeux bleus, gentil, inoffensif. Et pourtant, il avait découpé sa fiancée en morceaux et l’avait enterrée dans une fosse pleine de cendres. Tisdall avait les yeux d’un bleu particulier, chaud et opaque, que Grant avait si souvent remarqué chez les hommes pour qui la compagnie des femmes était une nécessité vitale. Les enfants gâtés avaient ces yeux-là ; les coureurs de jupons aussi, parfois.

En tout cas, il allait bientôt le vérifier sur Tisdall.

— Vous n’allez tout de même pas me faire croire qu’en quatre jours de vie commune vous n’avez rien soupçonné de l’identité de Miss Clay ! lança-t-il, pour gagner du temps avant d’amener Tisdall au problème crucial sans éveiller ses soupçons.

— J’ai supposé qu’elle était actrice, à cause de certaines de ses paroles et, surtout, parce que la maison était remplie de revues de cinéma et de théâtre. Un jour, je lui en ai parlé, mais elle a répondu : « Pas vu, pas pris, c’est un bon dicton, Robin. Ne l’oubliez pas. »

— Je comprends. Est-ce qu’il y avait un manteau, avec les vêtements qu’elle vous a achetés ?

— Non, j’en avais un.