La première solution me semblait la plus simple. Il m’était très facile de m’éloigner. Les gens se contenteraient de demander : « Où donc est encore passé Bobby Tisdall ? » et ils trouveraient tout à fait normal que je sois dans l’un de ces coins du monde fréquentés par ceux de leur espèce, comme ils trouveraient tout à fait normal de m’y croiser l’un de ces jours. On me croyait immensément riche, voyez-vous, et il était moins compliqué de les plaquer là, avec leurs illusions, que de rester, pour être la risée de tous, lorsque la vérité apparaîtrait au grand jour.

« Je payai mes dettes, après quoi je disposais encore de cinquante-sept livres. Je pourrais bien tenter une dernière fois ma chance au jeu, pensai-je, pour voir si je gagnerais assez pour repartir sur de nouvelles bases. J’ai donc misé trente livres – quinze pour et quinze contre (c’est mon côté Tisdall) – sur Red Rowan, à L’Éclipse. Le cheval a fini cinquième. Avec vingt livres et quelques, on ne va pas loin ; il ne reste plus qu’à faire le vagabond. Cette idée ne me troublait pas outre mesure – cela me changerait –, excepté qu’avec vingt-sept livres à la banque on n’est pas un vagabond ; aussi décidai-je de dépenser le reliquat dans une dernière réception grandiose. Je m’étais juré de sortir de là complètement fauché et, ensuite, de mettre au clou ma tenue de soirée pour m’acheter des vêtements plus simples, avant de me lancer sur les routes. Mais ce n’est pas une mince affaire, un samedi soir à minuit, dans ce quartier chic du West End. Impossible, pourtant, de jouer au vagabond, en tenue de soirée, sans éveiller l’attention. J’étais donc là sur le pavé, furieux d’avoir encore ces cinq pence, ne sachant que faire de mes vêtements ni où trouver un lit pour la nuit. C’est alors qu’une voiture s’arrêta au feu rouge sur Aldwych où je me trouvais, juste avant de tourner dans Lancaster Place. Chris était au volant, seule…

— Chris ?

— J’ignorais jusqu’à son prénom, alors. Elle me dévisagea quelques instants. La rue était déserte ; rien que nous deux. Et nous étions si près l’un de l’autre qu’il sembla tout naturel qu’elle se mette à sourire et à dire : « Puis-je vous déposer quelque part, monsieur ? – Oui, répondis-je, à Land’s End1. – Cela me ferait un long détour, reprit-elle. Je peux vous emmener à Chatham, Faversham, Cantorbéry, ou ailleurs vers l’est ? » C’était une solution, si on veut ; je ne pouvais pas rester planté là, pas plus que je ne pouvais raconter à un ami une histoire à dormir debout pour qu’il m’offre un lit. De plus, je me sentais déjà si loin de tous ces gens ! Je suis donc monté dans la voiture sans trop réfléchir et elle s’est montrée charmante à mon égard. Je ne lui ai évidemment pas fait état de ma situation, mais elle a vite découvert que j’étais complètement fauché. Lorsque j’ai voulu tout lui expliquer, elle m’a rétorqué : « Cela ne me regarde pas. Acceptons-nous comme nous sommes. Vous êtes Robin et moi Chris. » Je lui avais dit que je m’appelais Robert Stannaway, et d’emblée elle a utilisé le petit nom que l’on me donnait en famille. Mes amis, eux, m’appelaient Bobby et cela me fit du bien d’entendre Robin à nouveau.

— Pourquoi avez-vous déclaré vous appeler Stannaway ?

— Je l’ignore. Peut-être un désir inconscient d’oublier l’argent. De toute manière, je n’avais guère fait honneur à ce nom, et au fond de moi, je me suis toujours considéré comme un Stannaway.

— Bon. Continuez.

— J’ai presque tout dit. Elle m’a offert l’hospitalité, a ajouté qu’elle était seule mais que… que je ne serais qu’un invité.