Aidez-nous à frapper les grands coups, ou vous serez les premiers à les supporter. La liberté ou la mort ! Réfléchissez et choisissez ! »
Cet écrit théorique permet déjà de deviner quelle est la manière de Joseph Fouché comme proconsul. Dans le département de la Loire-Inférieure, à Nantes, puis à Nevers et Moulins, il ose lutter contre les plus fortes puissances de la France, devant lesquelles Robespierre et Danton, eux-mêmes, ont prudemment reculé : contre la propriété privée et contre l’Église. Il agit rapidement et avec résolution dans le sens de l’« égalisation des fortunes » par la création de ce qu’il appelle des « comités philanthropiques », auxquels les gens fortunés doivent faire des dons prétendus volontaires. Mais, pour être bien compris, il avertit gentiment que « si le riche n’use pas de son droit de faire aimer le régime de la liberté, la République a le droit de s’emparer de sa fortune pour cette destination ». Il ne tolère aucun superflu et il définit énergiquement ce qu’il entend par là : « Le républicain n’a besoin que de fer, de pain et de quarante écus de rente. » Fouché fait sortir les chevaux des écuries, la farine des sacs ; il rend les fermiers personnellement responsables sur leur tête des livraisons qu’il leur est prescrit de faire ; il institue le pain de guerre, que nous avons connu nous-mêmes pendant la lutte mondiale, le même pain pour tous, et il interdit toute pâtisserie ou fournée de luxe. Chaque semaine, il met de la sorte sur pied cinq mille recrues pourvues de chevaux, de chaussures, de vêtements et de fusils ; il fait marcher d’autorité les fabriques et tout obéit à son énergie de fer. L’argent coule dans ses caisses sous forme d’impôts, de taxes et de dons, de fournitures et de travaux, et il écrit fièrement à la Convention, au bout de deux mois d’activité : « On rougit ici d’être riche. » Mais il aurait dû dire, pour être vrai : « On tremble ici d’être riche. »
En même temps qu’extrémiste et communiste, Joseph Fouché, qui, devenu duc d’Otrante, riche à millions, se mariera une deuxième fois, pieusement, à l’église, sous le patronage d’un roi, se révèle à cette époque le plus furieux et le plus passionné des ennemis du christianisme. Il faut « substituer aux cultes superstitieux celui de la République et de la Morale », fulmine-t-il dans sa lettre de menace, et déjà les premières mesures de persécution tombent, comme la foudre, sur les églises et les cathédrales. Loi sur loi, décret sur décret : « Il est défendu sous peine de réclusion à tous les ministres, à tous les prêtres, de paraître ailleurs que dans leur temple, avec leurs costumes. » Tout privilège leur est enlevé, car « il est temps, argumente-t-il, que cette caste orgueilleuse, ramenée à la pureté des principes de la primitive Église, rentre dans la classe des citoyens ». Il ne suffit plus, bientôt, à Joseph Fouché d’être seulement le chef des forces militaires, le premier magistrat de la justice, et le dictateur absolu en matière d’administration, il s’empare encore de tous les pouvoirs ecclésiastiques. Il supprime le célibat, il ordonne aux prêtres de se marier ou d’adopter un enfant dans le délai d’un mois ; il célèbre des mariages et il en dissout sur la place publique ; il monte en chaire (toutes les croix et les images religieuses en ont été soigneusement éloignées) et il prononce des sermons athées, dans lesquels il nie l’immortalité et l’existence de Dieu. Les cérémonies chrétiennes des enterrements sont abolies, et on grave dans les cimetières, comme seule consolation, cette inscription : « La mort est un sommeil éternel. » À Nevers, ce nouveau pape est le premier à introduire dans le pays le baptême civil, pour sa fille, qu’il appelle « Nièvre », du nom du département. La garde nationale reçoit l’ordre de défiler musique en tête et, sur la place publique, sans aucun ecclésiastique, il baptise l’enfant et lui donne un nom. À Moulins il chevauche dans toute la ville, à la tête d’un cortège, un marteau à la main, avec lequel il brise les croix, les crucifix et les images saintes, ces emblèmes « honteux » du fanatisme. Les mitres et les nappes d’autel sont entassées en bûcher et, tandis que jaillissent les flammes éblouissantes, la populace danse allègrement autour de cet autodafé. Mais s’en prendre à des choses mortes, à des figures de pierre sans défense et à des croix fragiles ne serait pour Fouché qu’un demi-triomphe. Le triomphe complet ne lui arrive que lorsque, sous l’effet de son éloquence, l’archevêque François Laurent se dépouille de la soutane et coiffe le bonnet rouge, suivi avec enthousiasme par trente prêtres, exemple qui se propage dans toute la France comme un incendie. Et il peut se vanter auprès de ses collègues en athéisme, qui sont moins énergiques que lui, d’avoir écrasé le fanatisme et extirpé du territoire à lui soumis le christianisme comme la richesse.
On croirait que ce sont là les actes d’un enragé, la stupide fureur d’un fou fanatique. Mais, en vérité, Joseph Fouché, même sous le couvert d’une passion simulée, reste toujours calculateur, toujours réaliste. Il sait qu’il doit rendre des comptes à la Convention ; il sait aussi que les phrases et les lettres patriotiques, en même temps que les assignats, sont depuis longtemps dévalorisées et que, pour éveiller l’admiration, il faut trouver des valeurs métalliques. C’est pourquoi, tandis que les régiments qu’il a levés marchent vers la frontière, il envoie à Paris tout le produit de ses pillages d’églises. Caisses sur caisses sont charriées à la Convention, pleines d’ostensoirs en or, de flambeaux d’argent brisés et fondus, de crucifix massifs et de joyaux ôtés de leurs châsses. Il sait que la République a besoin, avant tout, d’argent comptant et il est le premier, il est le seul, à envoyer de la province cet éloquent butin aux députés, qui, d’abord, sont étonnés de cette énergie d’un nouveau genre, mais qui ensuite l’acclament par un tonnerre d’applaudissements. À partir de cette heure-là on cite et on connaît à la Convention le nom de Fouché comme celui d’un homme de fer, du républicain le plus énergique et le plus intrépide de la République.
Lorsque Joseph Fouché revient à Paris, ses missions remplies, il n’est plus le petit député inconnu de 1792. À un homme qui a mis sur pied dix mille recrues, qui a tiré de la province cent mille francs d’or, douze cents livres en espèces, mille lingots d’argent, sans recourir une seule fois au « rasoir national », la Convention ne peut véritablement refuser de l’admiration « pour sa vigilance ». L’ultra-jacobin Chaumette publie un hymne en l’honneur de ses hauts faits :
« Le citoyen Fouché, écrit-il, a opéré les miracles dont j’ai parlé : vieillesse honorée, infirmité secourue, malheur respecté, fanatisme détruit, fédéralisme anéanti, fabrication du fer en pleine activité, gens suspects arrêtés, crimes exemplaires punis, accapareurs poursuivis et incarcérés, tel est le sommaire des travaux du représentant du peuple Fouché. »
Un an après s’être assis, prudemment et tout hésitant, sur les bancs des modérés, Fouché passe déjà pour le plus extrémiste des extrémistes et, comme maintenant la révolte de Lyon exige un homme particulièrement résolu, intransigeant et sans scrupule, qui, mieux que lui, pourrait paraître capable d’exécuter l’édit le plus terrible que jamais cette révolution-là, ou une autre, ait imaginé ?
« Les services que tu as rendus à la Révolution, décrète la Convention dans son jargon le plus pompeux, sont les garanties de ceux que tu rendras encore. Tu ranimeras à Ville-Affranchie (Lyon) le flambeau de l’esprit public qui pâlit. Achève la Révolution, termine la guerre à l’aristocratie et que les ruines qu’elle veut relever retombent sur elle et l’écrasent. »
Et c’est avec cette figure de vengeur et de destructeur, comme « mitrailleur de Lyon », que Joseph Fouché, futur multimillionnaire, futur duc d’Otrante, va, pour la première fois, entrer dans l’histoire.
II – LE MITRAILLEUR DE LYON – 1793
L’un des feuillets les plus sanglants du livre de la Révolution française, la révolte de Lyon, est justement l’un de ceux dont on parle le moins souvent. Et cependant, il n’y avait guère de ville, sans en excepter même Paris, où le contraste social fût aussi tranchant que dans cette capitale industrielle de la France, – alors pays de petite bourgeoisie et de cultivateurs, – que dans cette patrie de la soie.
1 comment