En apparence maîtres de tout un pays, ils ne sont, malgré tout, que les valets du Comité de Salut public, – soumis au courant de l’heure : c’est pourquoi ils louchent et tendent sans cesse l’oreille vers Paris, afin de garantir leur propre tête tandis qu’ils disposent de celles des autres. Ce n’est pas une fonction facile qu’ils acceptent. Exactement comme les généraux de la Révolution devant l’ennemi, chacun d’eux sait qu’une seule chose le sauve du luisant couperet et le justifie : le succès.

 

L’heure à laquelle Fouché est délégué comme proconsul appartient aux extrémistes. Aussi, dans son département de la Loire-Inférieure, à Nantes, comme à Nevers et à Moulins, se conduit-il en terroriste exaspéré. Il tonne contre les modérés, il inonde le pays de proclamations, il menace les riches, les hésitants, les indolents, de la manière la plus terrible ; il lève dans les villages, par une contrainte à la fois morale et matérielle, des régiments entiers de volontaires et les envoie contre l’ennemi. Égal à tout autre de ses collègues par la force organisatrice et la rapide compréhension de la situation. Il est supérieur à tous par l’audace de la parole.

Car (il faut le constater) Joseph Fouché ne reste pas sur une prudente réserve au sujet de la question de l’Église et de la propriété privée, laquelle a été déclarée « inviolable » par les célèbres pionniers de la Révolution, Robespierre ou Danton, qui sont pleins de respect pour elle ; mais il établit résolument un programme socialiste révolutionnaire et même bolcheviste. Le premier manifeste nettement communiste des temps modernes n’est pas, en vérité, le célèbre écrit de Karl Marx, ni le Messager hessois des campagnes, de Georges Büchner, mais cette Instruction de Lyon, très peu connue et que les historiens socialistes oublient régulièrement, qui fut, il est vrai, signée conjointement par Collot d’Herbois et Fouché, mais qui, incontestablement, a été rédigée par Fouché seul. Ce document énergique, en avance dans ses revendications de cent ans sur son époque, ce document, l’un des plus étonnants de la Révolution, mérite bien d’être tiré de l’obscurité ; sa portée historique a beau être diminuée par le fait que, plus tard, le duc d’Otrante a renié désespérément ce qu’il avait autrefois proclamé, lorsqu’il n’était que le simple citoyen Joseph Fouché, – toujours est-il qu’au point de vue purement chronologique cette profession de foi fait de lui le premier socialiste et communiste catégorique de la Révolution. Ce ne sont ni Marat ni Chaumette qui ont formulé les exigences les plus hardies de la Révolution française, mais bien Joseph Fouché et ce texte original éclaire beaucoup mieux que tout commentaire le caractère de cet homme, habituellement dissimulé dans la pénombre.

« L’Instruction commence audacieusement par déclarer infaillibles tous les actes les plus audacieux :

« Tout est permis à ceux qui agissent dans le sens de la Révolution : il n’y a d’autre danger pour le républicain que de rester en arrière des lois de la République ! quiconque les prévient, les devance ; quiconque outrepasse en apparence le but, n’est souvent même pas encore arrivé. Tant qu’il y aura un être malheureux sur la terre, il y aura encore des pas à faire dans la carrière de la liberté. »

Après ce prélude hardi et en quelque sorte déjà maximaliste, Fouché définit l’esprit révolutionnaire de la manière suivante :

« La Révolution est faite pour le peuple ; il est bien aisé de comprendre que par peuple on n’entend pas cette classe qui, privilégiée par ses richesses, a usurpé toutes les jouissances de la vie et tous les biens de la société. Le peuple est l’universalité des citoyens français : le peuple, c’est surtout la classe immense du pauvre ; cette classe qui donne des hommes à la patrie, des défenseurs à nos frontières, qui nourrit la société par ses travaux. La Révolution serait un monstre politique et moral, si elle avait pour but d’assurer la félicité de quelques centaines d’individus et de consolider la misère de vingt-quatre millions de citoyens. Ce serait une illusion blessante pour l’humanité que de déclamer sans cesse le mot d’égalité si des intervalles immenses de bonheur devaient toujours séparer l’homme de l’homme. »

Comme suite à cette introduction, Fouché expose sa théorie favorite d’après laquelle le riche, le « mauvais riche », ne peut jamais être un véritable révolutionnaire, jamais un républicain véritable et sincère et que, par conséquent, une révolution simplement bourgeoise, qui laisserait subsister toutes les différences de fortune, aboutirait inévitablement à une nouvelle tyrannie, « car l’homme riche ne tarde pas à se regarder comme étant d’une pâte différente de celle des autres hommes ». C’est pourquoi Fouché demande au peuple l’énergie la plus extrême, ainsi que la révolution absolue, « intégrale ». « Ne vous y trompez pas, pour être vraiment républicain, il faut que chaque citoyen éprouve et opère en lui-même une révolution égale à celle qui a changé la face de la France. Il n’y a rien, non absolument rien de commun entre l’esclave d’un tyran et l’habitant d’un État libre : les habitudes de celui-ci, ses principes, ses sentiments, ses actions, tout doit être nouveau. Vous étiez opprimés ; il faut que vous écrasiez vos oppresseurs. Vous étiez esclaves de la superstition, vous ne devez plus avoir d’autre culte que celui de la liberté… Tout homme à qui cet enthousiasme est étranger, qui connaît d’autres plaisirs, d’autres soins que le bonheur du peuple ; tout homme qui ouvre son âme aux froides spéculations de l’intérêt ; tout homme qui calcule ce que lui revient une terre, une place, un talent, et qui peut un instant séparer cette idée de celle de l’utilité générale ; tout homme qui ne sent pas son sang bouillonner aux seuls mots de tyrannie, d’esclavage, d’opulence ; tout homme qui a des larmes à donner aux ennemis du peuple, qui ne réserve pas toute sa sensibilité pour les victimes du despotisme et pour les martyrs de la liberté ; tous les hommes ainsi faits, et qui osent se dire républicains, ont menti à la nature et à leur cœur ; qu’ils fuient le sol de la liberté, ils ne tarderont pas à être reconnus et à l’arroser de leur sang impur. La république ne veut plus dans son sein que des hommes libres : elle est déterminée à exterminer tous les autres, et à ne reconnaître pour ses enfants que ceux qui ne sauront vivre, combattre et mourir que pour elle. » Au troisième alinéa de cette Instruction, la profession de foi révolutionnaire devient carrément et ouvertement un manifeste communiste (le premier qui soit bien net, à cette date de 1793) :

« Tout homme qui est au-dessus du besoin doit concourir à ce secours extraordinaire. Cette taxe doit être proportionnée aux grands besoins de la patrie ; ainsi vous devez commencer par déterminer d’une manière large et vraiment révolutionnaire la somme que chaque individu doit mettre en commun pour la chose publique. Il ne s’agit pas d’exactitude mathématique, ni de ce scrupule timoré avec lequel on doit travailler dans la répartition des contributions publiques : c’est ici une mesure extraordinaire qui doit porter le caractère des circonstances qui la commandent. Agissez donc en grand : prenez tout ce qu’un citoyen a d’inutile ; car le superflu est une violation évidente et gratuite des droits du peuple. Tout homme qui a au-delà de ses besoins ne peut plus user, il ne peut qu’abuser. Ainsi, en lui laissant tout ce qui lui est strictement nécessaire, tout le reste, pendant la guerre, appartient à la République et à ses membres infortunés. »

Fouché souligne expressément dans ce manifeste qu’il ne faut pas se contenter de prendre seulement l’argent. « Toutes les matières, poursuit-il, dont ils regorgent et qui peuvent être utiles aux défenseurs de la patrie, la patrie les réclame dans cet instant. Ainsi, il y a des gens qui ont des amas ridicules de draps, de chemises, de serviettes et de souliers. Tous ces objets et autres semblables sont de droit la matière des réquisitions révolutionnaires. »

De même il demande impérieusement la livraison au Trésor national de l’or et de l’argent, « métaux vils et corrupteurs », que le véritable républicain méprise, afin « qu’en y recevant l’empreinte de la République et après avoir été purifiés par le feu, ils ne coulent plus que pour l’utilité générale. De l’acier, du fer, et la République sera triomphante ! » Tout le manifeste se termine ensuite par un appel d’une rigueur terrible :

« Nous emploierons avec sévérité toute l’autorité qui nous est déléguée, et nous punirons comme perfidie tout ce que, dans d’autres circonstances, vous auriez pu appeler lenteur, faiblesse ou négligence. Le temps des demi-mesures et des tergiversations est passé.