De bonne heure paralysé des deux jambes, mais intellectuellement d’une fermeté impitoyable, il se fait porter en litière sur la place publique de Lyon, désigne symboliquement, en les frappant d’un marteau d’argent, les maisons vouées à la destruction et annonce la constitution de tribunaux chargés d’exercer une terrible vengeance. Les esprits les plus échauffés sont ainsi apaisés. Mais en réalité, sous prétexte que les ouvriers manquent, on se borne à envoyer des femmes et des enfants, qui, pour la forme, donnent aux maisons une douzaine de nonchalants coups de pioche et on ne procède qu’à quelques rares exécutions.

Déjà la ville respire, surprise avec bonheur d’une telle douceur inattendue après des proclamations si fulminantes. Mais les terroristes sont vigilants ; ils découvrent peu à peu l’état d’esprit de Couthon, qui est partisan de la clémence, et ils invitent véhémentement la Convention à la violence. Le crâne sanglant et brisé de Chalier est porté à Paris comme une relique ; il est présenté à la Convention avec une pompe solennelle, exposé à Notre-Dame pour exciter la population ; toujours avec plus d’impatience se multiplient contre Couthon le Cunctator de nouvelles protestations prétendant qu’il est trop négligent, trop paresseux, trop lâche, bref qu’il manque d’énergie pour accomplir cette vengeance exemplaire. On veut un véritable révolutionnaire, digne de toute confiance, incapable de ménagements, n’ayant pas peur du sang et osant aller jusqu’au bout, un homme de fer et d’acier. Finalement la Convention cède devant ces bruyantes réclamations ; elle envoie dans la ville infortunée, comme bourreaux, pour remplacer le trop bénin Couthon, les plus résolus de ses tribuns, le fougueux Collot d’Herbois (dont une légende raconte qu’il a été sifflé à Lyon, comme acteur, et qui, par conséquent, est l’homme qu’il faut pour châtier ces bourgeois) et, avec lui, le plus extrémiste de tous les proconsuls, le fameux jacobin et ultra-terroriste Joseph Fouché.

 

Ce Joseph Fouché, qui est ainsi choisi du jour au lendemain pour cette œuvre de mort, est-il réellement un bourreau, un « buveur de sang », comme on appelait alors les champions de la terreur ? D’après ses paroles, certes, oui. On ne voit guère un proconsul qui se soit comporté dans sa province d’une manière plus active, plus énergique, plus révolutionnaire, plus extrême que Joseph Fouché ; il a réquisitionné sans ménagement, il a pillé les églises, rançonné les riches et étouffé toute résistance. Mais (ce qui le caractérise très bien !) il n’a pratiqué la terreur qu’en paroles, par des ordres et des intimidations, car durant le temps de sa toute-puissance à Nevers et à Clamecy pas une goutte de sang n’a coulé. Tandis qu’à Paris la guillotine cliquette comme une machine à coudre, tandis que Carrier, à Nantes, noie dans la Loire des centaines de suspects, tandis que tout le pays retentit de fusillades, de meurtres et de chasses à l’homme, Fouché dans son district n’a sur la conscience aucune exécution politique. Il connaît (c’est là le leitmotiv de sa psychologie) la lâcheté de la plupart des hommes ; il sait qu’un geste farouche et vigoureux de terreur dispense le plus souvent d’avoir recours à la terreur elle-même, et lorsque plus tard, dans l’épanouissement de la réaction, toutes les provinces se lèveront pour accuser leurs anciens maîtres, les gens de son ressort ne pourront dire qu’une chose : il les a toujours menacés de mort, mais personne n’aura à lui reprocher une exécution effective. On voit ainsi que Fouché, choisi pour être le bourreau de Lyon, n’aime pas le sang. Cet homme froid, sans sensualité, ce calculateur, ce joueur cérébral, moins tigre que renard, n’a pas besoin de l’odeur du charnier pour exciter ses nerfs. Il tempête (tout en restant au fond de lui-même plein de froideur) avec des mots et des menaces, mais jamais il ne réclame réellement des exécutions, par amour du meurtre, sous l’effet du vertige de la puissance. D’instinct et par habileté (non pas par humanité) il respecte la vie humaine, tant que la sienne n’est pas en péril ; il ne menacera jamais les jours ou le destin d’un homme, tant que lui-même ne sera pas menacé dans son existence ou dans ses intérêts.

Voici l’un des mystères de presque toutes les révolutions, le sort tragique de leurs chefs ; aucun d’eux n’aime le sang, et pourtant, la fatalité les oblige à le faire couler. Desmoulins réclame en écumant, à sa table de travail, le tribunal pour les Girondins ; mais, lorsque ensuite, assis dans la salle d’audience, il entend le mot « mort » prononcé contre les vingt-deux hommes qu’il a lui-même traînés devant les juges, il se lève brusquement, blême comme un cadavre, et il se précipite tremblant de désespoir hors de la salle : non, il n’a pas voulu cela ! Robespierre, dont la signature se trouve au bas de milliers de décrets redoutables, a, deux ans plus tôt, à l’Assemblée législative, combattu la peine de mort et stigmatisé la guerre comme un crime ; Danton, bien que créateur du Tribunal révolutionnaire, a laissé son âme pleine de terreur exhaler ce mot désespéré : « Plutôt être guillotiné que guillotineur. » Et Marat lui-même, qui, dans son journal, réclame publiquement trois cent mille têtes, cherche à sauver chaque condamné dès qu’il doit passer sous le couperet. Tous ceux-là, qu’on a représentés plus tard comme des bêtes sanguinaires, comme des meurtriers passionnés s’enivrant de l’odeur des cadavres, tous ceux-là exècrent dans leur for intérieur les exécutions, exactement comme Lénine et les chefs de la Révolution russe ; ils ne veulent d’abord que tenir en échec leurs adversaires politiques par la menace : mais l’approbation théorique du meurtre engendre forcément le meurtre. Le crime des révolutionnaires français n’est donc pas de s’être grisés de sang, mais simplement de paroles violentes : uniquement pour stimuler le peuple et se prouver à eux-mêmes leur propre extrémisme, ils ont commis la folie de créer un jargon sanguinaire et de parler sans cesse à la légère de traîtres et d’échafaud. Ensuite, lorsque le peuple, enivré, saoulé et comme possédé par ces paroles sauvages et furieuses, exige réellement les « mesures énergiques » qu’on lui a représentées comme nécessaires, les chefs n’ont plus le courage de résister : ils deviennent inévitablement guillotineurs, afin de ne pas démentir leurs menaces de guillotine. Ils en arrivent toujours à mettre leurs actes à l’unisson de leurs folles paroles et une terrible course commence, parce que personne n’ose rester en arrière, dans cette chasse à la faveur populaire. Selon la loi inflexible de la pesanteur, une exécution en entraîne une autre : ce qui n’est d’abord qu’un jeu de paroles sanglantes devient une surenchère toujours plus effrénée de têtes humaines ; ce n’est pas par plaisir, pas même par passion et encore moins par une résolution farouche, que des milliers de gens sont sacrifiés, mais, au contraire, par manque de fermeté de la part des politiciens, des hommes de parti qui n’ont pas le courage de s’opposer au peuple : en dernière analyse, c’est par lâcheté. Hélas ! l’histoire universelle n’est pas seulement, comme on la montre le plus souvent, une histoire du courage humain ; elle est aussi une histoire de la lâcheté humaine ; et la politique n’est pas, comme on veut absolument le faire croire, l’art de conduire l’opinion publique, mais bien la façon dont les chefs s’inclinent en esclaves devant les courants qu’eux-mêmes ont créés et orientés. C’est ainsi que naissent toujours les guerres : en jouant avec des paroles dangereuses, en surexcitant les passions nationales ; c’est ainsi que naissent les crimes politiques ; aucun vice, aucune brutalité sur la terre n’a fait verser autant de sang que la lâcheté humaine. Si donc Joseph Fouché, à Lyon, pratique en série le massacre, ce n’est pas par passion républicaine (il ne connaît pas de passion), mais uniquement par crainte de déplaire comme modéré. Toutefois les idées, dans l’histoire, ne sont pas décisives ; ce sont les actes, et il aura beau mille fois se défendre contre l’appellation de cette époque, celle de « mitrailleur de Lyon », elle ne lui en restera pas moins et malgré tout. Et plus tard même le manteau ducal ne pourra pas dissimuler les traces de sang que portent ses mains.

Le 7 novembre, Collot d’Herbois arrive à Lyon et Joseph Fouché le 10. Ils se mettent aussitôt au travail. Mais le comédien sifflé et l’ancien prêtre devenu son assistant font précéder la tragédie véritable d’une courte pièce satirique, qui est peut-être la plus provocante et la plus impudente de toute la Révolution française : une sorte de messe noire célébrée au grand jour. La fête funèbre en l’honneur du martyr de la liberté Chalier est le prétexte de ce débordement d’athéisme. Comme prélude, à huit heures du matin, toutes les églises sont dépouillées de leurs derniers emblèmes religieux ; les crucifix sont arrachés des autels, les nappes et les chasubles sont enlevées ; puis un cortège immense traverse toute la ville, pour se rendre à la place des Terreaux.