Quatre Jacobins venus de Paris portent sur une litière recouverte de tapis tricolores le buste de Chalier, complètement submergé de fleurs ; à côté repose une urne, qui contient ses cendres, et, dans une petite cage, une colombe, qui, dit-on, consolait le martyr dans sa prison. Solennels et graves, les trois proconsuls marchent derrière le brancard, dans ce service religieux d’un nouveau genre destiné à attester pompeusement au peuple de Lyon la divinité du martyr de la liberté, de Chalier, le « dieu sauveur mort pour eux ». Mais cette cérémonie fanatique, déjà assez déplaisante par elle-même, une aberration de goût stupide et particulièrement pénible l’avilit encore : une bande bruyante traîne en triomphe, dansant une sorte de danse du scalp, les vases sacrés, les calices, ciboires et images saintes volés dans les églises : derrière trotte un âne, sur les oreilles duquel on a réussi à faire tenir une mitre d’évêque, également dérobée. À la queue du pauvre grison on a attaché un crucifix et la Bible ; ainsi, à la pleine lumière du jour, pour l’ébaudissement d’une populace hurlante, l’évangile se balance à la queue d’un âne et traîne dans la boue du ruisseau.

Enfin des fanfares guerrières annoncent qu’on est arrivé. Sur la grande place où est dressé un autel de gazon, le buste de Chalier et l’urne sont solennellement exposés, et les trois représentants du peuple s’inclinent avec respect devant le nouveau saint. Le comédien de profession qu’est Collot d’Herbois pérore le premier ; puis Fouché parle. Lui qui, à la Convention, a su se taire avec tant de constance, a soudain retrouvé sa voix et, dans une apostrophe emphatique, il élève vers le ciel le buste en plâtre de Chalier : « Chalier, tu n’es plus ! Martyr de la liberté, les scélérats t’ont immolé. Le sang des scélérats est la seule eau lustrale qui puisse apaiser tes mânes, justement irrités ! Chalier, Chalier, nous jurons sur ton image sacrée de venger ton supplice ! Oui, le sang des aristos te servira d’encens. » Le troisième délégué populaire est moins éloquent que le futur aristocrate, le futur duc d’Otrante. Il se borne à baiser humblement le front du buste et à faire retentir à travers la place un sonore « À mort les aristocrates ! »

Après ces trois actes solennels d’adoration, un grand bûcher est allumé. Joseph Fouché, qui il y a peu de temps encore portait la tonsure, regarde gravement, avec ses deux collègues, l’évangile qu’on détache de la queue de l’âne et qu’on jette au feu, où il devient fumée au milieu des flammes qu’alimentent des habits ecclésiastiques, des livres de messe, des hosties et des statues de saints. Ensuite, on fait boire le quadrupède à robe grise dans un calice sacré, pour le récompenser de son concours blasphématoire et, après ces manifestations de mauvais goût, les quatre Jacobins reprennent sur leurs épaules le buste de Chalier et le portent à l’église, où il est posé solennellement sur l’autel, à la place du Christ, qui a été mis en pièces.

Pour perpétuer le souvenir de cette fameuse fête, on frappa les jours suivants une médaille spéciale, aujourd’hui introuvable ; sans doute le duc d’Otrante en racheta-t-il plus tard tous les exemplaires et les fit-il disparaître, ainsi que les livres qui décrivaient trop exactement ces grossières prouesses de la période ultra-jacobine et athée. Lui-même avait une bonne mémoire, mais il eût été par trop incommode et désagréable à Son Excellence Monseigneur le sénateur et ministre du Roi très chrétien que les autres aussi se rappelassent, ou qu’on pût leur rappeler, la messe noire de Lyon.

Si antipathique que soit cette première journée de Joseph Fouché à Lyon, ce n’est toutefois là que du théâtre et une sotte mascarade : il n’y a pas encore de sang versé. Mais, dès le lendemain, les consuls deviennent inaccessibles ; ils s’enferment dans une maison écartée, dont des factionnaires armés interdisent l’entrée à tous ceux qui n’ont pas d’autorisation : la porte est ainsi, symboliquement, barricadée à toute clémence, tout prière, toute indulgence. Un tribunal révolutionnaire est créé, et la lettre de Fouché et de Collot à la Convention annonce, en paroles redoutables, quelle terrible Saint-Barthélemy projettent ces souverains populaires :

« Nous poursuivons, écrivent-ils, notre mission avec l’énergie de républicains qui ont le sentiment profond de leur caractère : nous ne le déposerons point ; nous ne descendrons pas de la hauteur où le peuple nous a placés, pour nous occuper des misérables intérêts de quelques hommes plus ou moins coupables envers la patrie. Nous avons éloigné de nous tous les individus, parce que nous n’avons point de temps à perdre, point de faveur à accorder ; nous ne devons voir et nous ne voyons que la République, que vos décrets qui nous commandent de donner un grand exemple, une leçon éclatante ; nous n’écoutons que le cri du peuple, qui veut que tout le sang des patriotes soit vengé une fois d’une manière prompte et terrible, afin que de nouvelles effusions en soient épargnées à l’humanité. Convaincus qu’il n’y a d’innocent dans cette infâme cité que celui qui fut opprimé et chargé de fers par les assassins du peuple, nous nous défions des larmes du repentir ; rien ne peut désarmer notre sévérité. Nous devons vous le dire, citoyens collègues, l’indulgence est une faiblesse dangereuse, propre à ranimer les espérances criminelles, au moment où il faut les détruire. On l’a provoquée en faveur d’un individu, on l’a provoquée en faveur de tous ceux de son espèce, afin de rendre illusoire l’effet de votre justice… Les démolitions sont trop lentes, il faut des moyens plus rapides à l’impatience républicaine. L’explosion de la mine et l’activité dévorante de la flamme peuvent seules exprimer la toute-puissance du peuple ; sa volonté ne peut être arrêtée comme celle des tyrans : elle doit avoir les effets du tonnerre. »

Ce tonnerre, suivant le programme tracé, tombe le 4 décembre et son écho terrible roule bientôt à travers toute la France. De bon matin soixante-neuf jeunes gens sont tirés des prisons et liés deux par deux. Mais on ne les conduit pas à la guillotine, qui, suivant les paroles de Fouché, travaille « trop lentement » ; on les conduit dans la plaine des Brotteaux, au-delà du Rhône. Deux tranchées parallèles, creusées en hâte, permettent déjà aux victimes de deviner leur sort, et les canons, placés à dix pieds d’eux, indiquent la méthode de massacre en masse qui va être employée. On groupe, on attache ces gens sans défense en un bloc de désespoir humain, qui crie, frémit, hurle et se démène, en opposant une vaine résistance. Un commandement et, des bouches toutes proches des canons, la mitraille crache son plomb haché sur ces grappes humaines tordues par l’angoisse. À vrai dire, cette première salve ne tue pas tout le monde ; quelques-uns n’ont qu’une jambe ou qu’un bras fracassé ; d’autres n’ont que les entrailles à nu ; le hasard a même voulu que certains ne soient pas touchés. Mais, tandis que le sang ruisselle déjà largement dans les fosses, à un deuxième commandement, les cavaliers s’élancent, sabres et pistolets levés, sur les victimes épargnées ; ils tirent et frappent dans ce tas humain qui crie, gémit et tremble, et qui ne peut fuir, jusqu’à ce que le râle de la dernière voix soit étouffé. Pour les récompenser de cette boucherie, on permet ensuite aux bourreaux d’enlever les habits et les chaussures des soixante-neuf suppliciés, dont les corps sont encore chauds, avant qu’on n’enfouisse dans les tranchées leurs cadavres nus et déchiquetés.

Telle est la première des célèbres mitraillades de Joseph Fouché, le futur ministre du roi très chrétien, et le lendemain une proclamation enflammée s’en vante fièrement : « Les représentants du peuple resteront impassibles dans l’accomplissement de la mission qui leur est confiée ; le peuple leur a mis entre les mains le tonnerre de la vengeance, ils ne l’abandonneront que lorsque tous ses ennemis seront foudroyés. Ils auront le courage de traverser les immenses tombeaux des conspirateurs et de marcher sur des ruines, pour arriver au bonheur de la nation et à la régénération du monde. » Le même jour, ce triste « courage » est confirmé d’une façon sanglante par les canons des Brotteaux et sur un troupeau encore plus nombreux. Cette fois-ci, c’est deux cent dix têtes de bétail humain que l’on envoie là-bas, et qui, en quelques minutes, sont abattues par la mitraille et par les salves de l’infanterie. La procédure reste la même ; on décharge seulement, cette fois, les bouchers d’une besogne désagréable ; on les dispense, après un massacre si absorbant, d’être les fossoyeurs de leurs victimes.