À quoi bon creuser des fosses pour ces brigands ? On ôte les chaussures sanglantes des pieds crispés, puis on jette simplement les corps, nus et souvent encore palpitants, dans la tombe que sont les flots du Rhône.

Et Joseph Fouché enveloppe du manteau apaisant de paroles lyriques cette horreur épouvantable que ressentent écœurés tout le pays et l’univers entier ! Il célèbre comme une prouesse politique l’infection du Rhône par ces cadavres nus, parce qu’en flottant vers Toulon ils y apportent un témoignage concret de l’implacable et terrible vengeance républicaine : « Il faut, écrit-il, que les cadavres ensanglantés, précipités dans le Rhône, offrent l’impression de l’épouvante et l’image de la toute-puissance du peuple, sur les deux rives, à l’embouchure du fleuve, sous les murailles de l’infâme Toulon, aux yeux des lâches et féroces Anglais. » À vrai dire, à Lyon un tel symbolisme n’est plus nécessaire, car les exécutions suivent les exécutions et les hécatombes les hécatombes. Il salue « avec des larmes de joie » la conquête de Toulon et, en outre, pour célébrer ce jour, il « envoie deux cents rebelles devant la bouche des fusils ». Tout appel à la clémence reste vain. Deux femmes, qui avaient insisté avec trop de passion auprès de ce tribunal de sang pour la libération de leurs maris, sont jetées sous la guillotine ; personne même n’est admis à s’approcher de la maison des commissaires du peuple, pour implorer des adoucissements. Plus les fusils crépitent sauvagement et plus sont énergiques les paroles des proconsuls : « Oui, nous osons l’avouer, nous faisons répandre beaucoup de sang impur, mais c’est par humanité, par devoir… Nous ne trahirons point sa volonté (la volonté du peuple), nous devons partager tous ses sentiments et ne déposer la foudre qu’il a mise entre nos mains que lorsqu’il nous l’aura ordonné par votre organe. Jusqu’à cette époque nous continuerons sans interruption à frapper ses ennemis de la manière la plus éclatante, la plus terrible et la plus prompte. »

Et mille six cents exécutions en quelques semaines prouvent que, cette fois, par exception, Joseph Fouché a dit la vérité.

 

L’organisation de ces boucheries et les rapports où ils expriment l’enthousiasme qu’ils s’inspirent à eux-mêmes ne font pas oublier à Joseph Fouché et à son collègue l’autre mission, également pénible, que leur a confiée la Convention. Dès le premier jour, ils se plaignent à Paris que la destruction de la ville se soit sous leur prédécesseur accomplie « trop lentement » : « La mine va accélérer la démolition, les mineurs ont commencé à travailler aujourd’hui : sous deux jours les bâtiments de Bellecour sauteront. » Ces façades célèbres, commencées sous Louis XIV et édifiées par un élève de Mansart sont, parce que les plus belles, destinées à tomber les premières. Avec brutalité les habitants de ces maisons sont expulsés et des centaines de sans-travail, hommes et femmes, abattent, en quelques semaines de destruction insensée, ces magnifiques œuvres d’art. La malheureuse ville retentit à la fois de soupirs et de gémissements, de coups de canon et d’écroulements de maçonneries ; pendant que le « Comité de justice » abat les hommes et le « Comité de démolition » les maisons, le « Comité des subsistances » opère sans ménagements la réquisition des vivres, des étoffes et des objets de valeur. Chaque demeure est fouillée de la cave au grenier, pour y chercher les hommes qui s’y cachent et les choses précieuses peut-être dissimulées ; partout règne la crainte de ces deux hommes, qui restent invisibles et inaccessibles, dans leur maison gardée par des sentinelles : Fouché et Collot. Déjà les plus beaux palais sont détruits, les prisons, bien que sans cesse remplies de nouveau, à moitié vides, les magasins dépouillés de tout et la plaine des Brotteaux abreuvée du sang de mille êtres humains, lorsque enfin quelques citoyens intrépides (ils risquent leurs têtes !) se décident à courir à Paris et à remettre à la Convention une supplique demandant qu’elle veuille bien ne pas faire raser toute la ville.

Il va de soi que le texte de cette supplique est très prudent et même flagorneur ; eux aussi commencent lâchement par une révérence, et ils célèbrent ce décret d’Érostrate comme une chose « que semble avoir dictée le génie du sénat romain ». Ce n’est qu’ensuite qu’ils demandent « grâce pour le repentir sincère, pour la faiblesse égarée ; grâce même, nous l’osons dire, pour l’innocence méconnue ».

Mais les consuls ont été informés de cette accusation masquée, et Collot d’Herbois, le plus éloquent, file en poste à Paris, afin de parer le coup à temps. Le lendemain il a l’audace de célébrer encore, à la Convention et aux Jacobins, les exécutions en masse, au lieu de les excuser, comme une forme de « charité ». « C’est que, dit-il, pour délivrer l’humanité du spectacle déplorable de tant d’exécutions difficiles, vos commissaires avaient cru possible de détruire en un seul jour tous les conspirateurs jugés. Ce vœu, provoqué par la véritable sensibilité, jaillira naturellement du cœur de tous ceux qui auront une pareille mission à remplir. » Et aux Jacobins, il manifeste un enthousiasme encore plus ardent pour le nouveau système « humanitaire ». « Nous en avons fait foudroyer deux cents d’un coup ; et on nous en fait un crime ! Ne sait-on pas que c’est encore là une marque de sensibilité ? Lorsque l’on guillotine vingt coupables, le dernier exécuté meurt vingt fois, tandis que ces deux cents conspirateurs périrent ensemble. » Et, effectivement, ces phrases usées, puisées hâtivement dans le répertoire sanglant du jargon révolutionnaire, font impression ; la Convention et les Jacobins approuvent les explications de Collot, et donnent par là aux proconsuls carte blanche pour continuer les exécutions. Le même jour Paris célèbre l’admission des restes de Chalier au Panthéon, honneur qui jusqu’alors n’avait été accordé qu’à Jean-Jacques Rousseau et à Marat ; et sa concubine reçoit, comme celle de Marat, une pension. Ainsi le martyr est érigé publiquement en saint national, et tout acte de violence de Fouché et de Collot approuvé comme une juste vengeance.

Néanmoins, une certaine incertitude s’est emparée des deux commissaires, car la situation périlleuse qui règne à la Convention, l’oscillation entre Danton et Robespierre, entre la modération et la terreur, exigent un redoublement de prudence. Aussi décident-ils de se partager les rôles : Collot d’Herbois restera à Paris, pour surveiller l’état des esprits dans les comités et à la Convention et pour étouffer par avance, grâce à la brutalité de sa véhémence oratoire, toute attaque possible, tandis que la continuation des massacres restera confiée à l’« énergie » de Fouché. C’est là un fait important à constater : dès lors Joseph Fouché a été seul à commander, disposant d’une autorité sans limites ; car il a plus tard essayé adroitement de mettre toutes les violences sur le compte de son collègue plus franc, mais les faits montrent que, même à l’époque où il était seul, la faux n’a pas été moins meurtrière. Cinquante-quatre, soixante, cent hommes par journée sont massacrés ; même en l’absence de Collot, des murs sont abattus, des maisons sont rançonnées, les prisons sont vidées par les exécutions, et toujours Joseph Fouché vante hautement ses propres actes en paroles d’un enthousiasme sanglant : « Les jugements de ce tribunal peuvent effrayer le crime ; mais ils rassurent et consolent le peuple qui les entend et qui les applaudit. C’est à tort qu’on pense nous faire les honneurs d’un sursis : nous n’en avons point accordé. »

 

Mais soudain (que s’est-il passé ?) Fouché change de ton. Avec son flair subtil il sent de loin que, à la Convention, le vent a dû subitement souffler d’un autre côté, car, depuis quelque temps, ses bruyantes fanfares d’exécutions ne trouvent que peu d’écho. Ses amis jacobins, ses compagnons d’athéisme, les Hébert, les Chaumette, les Ronsin sont brusquement devenus muets, – tout à fait muets et pour toujours, car, à l’improviste, l’implacable main de Robespierre les a saisis à la gorge. Balançant toujours adroitement entre les extrémistes de la violence et ceux de la douceur, prenant ses coudées franches tantôt à droite, tantôt à gauche, ce tigre moral, sortant soudain de l’obscurité, s’est jeté sur les ultra-révolutionnaires ; il a fait décider que Carrier, qui avait organisé à Nantes des noyades aussi radicales que les fusillades de Fouché à Lyon, serait appelé à rendre des comptes devant l’Assemblée. À Strasbourg, il a fait expédier à la guillotine, par son âme damnée Saint-Just, le féroce Euloge Schneider ; il a publiquement traité de sottises et interdit à Paris les spectacles populaires d’athéisme, pareils à ceux que Fouché a donnés en province et à Lyon. Et, comme toujours, les députés inquiets suivent craintivement et docilement ses ordres.

La peur que Fouché a éprouvée autrefois le saisit de nouveau ; ne plus être du côté de la majorité. Les terroristes sont abattus ; pourquoi donc rester encore terroriste ? Vite, il faut se rallier aux modérés, à Danton et à Desmoulins, qui, maintenant, réclament un « tribunal de clémence » ; il faut vite changer son manteau d’épaule suivant la nouvelle direction du vent. Soudain, le 6 février, il ordonne d’arrêter les mitraillades et ce n’est qu’en hésitant que la guillotine (dont il a prétendu dans ses factums qu’elle travaille trop lentement) exerce son office : tout au plus deux ou trois misérables têtes par jour, ce qui est véritablement une bagatelle, en comparaison des précédentes fêtes nationales de la plaine des Brotteaux. Par contre, il dirige brusquement toute son énergie contre les extrémistes, contre les organisateurs de ses propres fêtes et les exécuteurs de ses propres commandements : le Saül révolutionnaire devient soudain un saint Paul humanitaire.