– Un portrait psychologique comme celui-ci doit toujours, sans fausser l’ensemble, restreindre les détails pour faire ressortir les lignes décisives d’une personnalité. Si mon travail poussait, comme je l’espère, certains de mes lecteurs français à se renseigner plus largement sur une figure aussi fascinante que celle de Joseph Fouché, je les engagerais à prendre connaissance de l’important ouvrage en deux volumes de M. Madelin, où ils trouveront beaucoup d’autres détails et documents pleins d’intérêt. En revanche je les mets en garde contre les prétendus Mémoires de Joseph Fouché qui, d’ailleurs, sont loin d’être authentiques.
D’autre part, si la correspondance intégrale de Fouché pouvait voir le jour, elle jetterait bien de la lumière sur la personnalité de cet homme ténébreux. J’ai attendu vainement depuis des années cette publication, qui serait si nécessaire à la connaissance de la Révolution et de l’Empire.
S. Z.
I – LA MONTÉE VERS L’AUTORITÉ – 1759-1793
Le 31 mai, Joseph Fouché – que nous sommes loin encore du duché d’Otrante ! – voit le jour à Nantes. Ses parents étaient marins et commerçants, ses aïeux également ; rien de plus naturel, par conséquent, que leur héritier fût, à son tour, marin, qu’il devînt capitaine de navire ou qu’il se livrât au négoce maritime. Mais de bonne heure on s’aperçoit que cet adolescent fluet, nerveux, anémique et laid manque de toute aptitude pour un métier si dur et qui, à l’époque, était encore réellement héroïque. À deux milles du rivage il a le mal de mer, un quart d’heure de marche ou de jeu suffit à le fatiguer. Que faire d’un rejeton si délicat, se demandent les parents ? Non sans souci, car la France d’alors n’a pas encore accordé la place qui lui revient à une bourgeoisie déjà éclairée et impatiente d’arriver. Au tribunal, dans l’administration, dans chaque ministère, chaque office, toutes les grasses prébendes continuent d’être réservées à la noblesse ; pour le service de la cour, il faut avoir des armoiries comtales ou une bonne baronnie ; même dans l’armée, un roturier à cheveux gris ne dépasse guère le grade de sous-officier.
Le tiers état est encore exclu de tout, dans le royaume corrompu et mal administré ; il n’est pas étonnant qu’un quart de siècle plus tard le poing exige ce qu’on a refusé trop longtemps à la main humblement suppliante.
Il ne reste que l’Église. Cette grande puissance, vieille de mille années, infiniment supérieure aux souverains dynastiques quant à la connaissance du monde, pense avec plus d’intelligence, un esprit plus démocratique, un cœur plus large. Elle trouve toujours une place pour qui est doué et elle accepte même le plus humble dans son royaume invisible. Comme le petit Joseph s’est déjà distingué par son zèle à l’étude, sur les bancs de l’école des Oratoriens, ceux-ci lui accordent volontiers, lorsqu’il a fini ses classes, un poste de professeur de mathématiques et de physique, de surveillant général et de préfet des études. À vingt ans il a, dans cet ordre, qui depuis l’expulsion des jésuites dirige partout en France l’instruction catholique, une charge, à vrai dire modeste, et sans beaucoup d’avenir, mais qui constitue pour lui cependant un moyen de s’instruire en enseignant les autres.
Il pourrait d’ailleurs monter plus haut, devenir père, peut-être même, un jour, évêque ou éminence, s’il prononçait les vœux sacerdotaux. Mais, chose typique chez Joseph Fouché, dès le premier, le plus bas échelon de sa carrière, se manifeste un trait essentiel de sa nature : sa répugnance à se lier entièrement et irrévocablement à quelqu’un ou à quelque chose. Il porte l’habit ecclésiastique et la tonsure ; il partage la vie monacale des autres religieux, les pères ; pendant ces dix années d’Oratoire, il ne se distingue en rien d’un prêtre, ni extérieurement ni intérieurement. Mais il ne prend pas les ordres majeurs ; il ne prononce pas de vœux. Comme toujours, dans chaque situation, il se ménage la liberté de la retraite, la possibilité de changer et d’aller ailleurs. À l’Église il ne se donne que temporairement et pas tout entier ; il ne se donnera pas davantage plus tard à la Révolution, au Directoire, au Consulat, à l’Empire ou à la Royauté ; même à Dieu, et encore moins à un homme, Joseph Fouché ne s’engage à être fidèle sa vie durant.
Pendant dix ans, de la vingtième à la trentième année, ce demi-prêtre, pâle et fermé, passe dans les cloîtres et les réfectoires silencieux. Il enseigne à Niort, Saumur, Vendôme, Paris, mais il sent à peine le changement de lieu, car la vie d’un professeur de séminaire se déroule aussi calme, modeste et insignifiante dans telle ville que dans telle autre, toujours derrière des murs taciturnes, toujours à l’écart de la vie. Vingt, trente, quarante élèves à qui on inculque du latin, des mathématiques et de la physique, des garçons pâles, vêtus de noir, qu’il faut conduire à la messe, surveiller au dortoir, la lecture solitaire de livres de sciences, de maigres repas, une rétribution médiocre, un habit noir tout râpé, une existence claustrale, dénuée de désir. Elles semblent figées, irréelles et au-delà du temps et de l’espace, infécondes et sans ambition, ces dix années muettes et obscures.
Mais, pourtant, dans cette atmosphère d’école conventuelle, Joseph Fouché apprend beaucoup de choses, qui serviront infiniment au futur diplomate ; avant tout, la technique du silence, le grand art de la dissimulation, la maîtrise dans l’observation et la connaissance des âmes. Si cet homme, pendant toute sa vie, domine chaque nerf de sa figure, même dans la passion, si l’on ne peut jamais découvrir un signe visible de colère, d’irritation, d’émotion, sur son visage immobile et comme muré dans le silence, s’il parle tranquillement, avec la même voix sans expression, des choses les plus courantes et des choses les plus terribles, s’il sait marcher d’un même pas furtif dans les appartements de l’Empereur et dans le tumulte d’une réunion populaire, c’est parce qu’il a appris pendant ses années de réfectoire l’incomparable discipline de la domination de soi-même, c’est parce qu’il a longtemps dompté sa volonté par les exercices de Loyola et appris à parler dans les discussions de l’art séculaire des prêtres, avant de prendre place sur le podium de la scène du monde. Ce n’est peut-être pas un hasard qui a fait que les trois grands diplomates de la Révolution française, Talleyrand, Sieyès et Fouché, sont sortis de l’école de l’Église, maîtres en la science des hommes, longtemps avant d’affronter la tribune. L’antique tradition d’une communauté qui les dépasse de beaucoup imprime, dans les minutes décisives, une certaine ressemblance à leurs caractères, qui sont, par ailleurs, opposés. À cela s’ajoutent, chez Fouché, une discipline de fer, presque spartiate, une résistance intérieure au luxe et à l’ostentation, la faculté de cacher sa vie privée et ses sentiments personnels. Non, ces années passées dans l’ombre des séminaires n’ont pas été perdues pour Fouché ; il a infiniment appris lui-même tout en professant.
Derrière les murs du cloître, dans l’isolement le plus strict, cet esprit singulièrement souple et inquiet acquiert et mûrit sa maîtrise psychologique. Pendant des années il ne lui est permis d’agir qu’invisiblement, dans le cercle religieux le plus étroit ; mais dès 1778 a commencé en France cette tempête sociale qui vient battre jusqu’aux murs des couvents. Dans les cellules des oratoriens, on discute sur les droits de l’homme, aussi bien que dans les loges de francs-maçons ; une curiosité d’une espèce nouvelle pousse les jeunes prêtres vers les laïcs, et c’est la curiosité qui attire aussi le professeur de physique et de mathématiques vers les découvertes étonnantes de l’époque, comme celles de Montgolfier et des premiers aérostats, ou vers les inventions grandioses du domaine de l’électricité et de la médecine. Messieurs les ecclésiastiques cherchent à entrer en relations avec les milieux intellectuels et, à Arras, le moyen leur en est fourni par une société très singulière, appelée les Rosati, sorte de cercle idéaliste qui réunit en une sereine compagnie les beaux esprits de la ville.
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