Cela ne fait pas beaucoup de bruit ; de petits bourgeois sans importance déclament de menus poèmes ou lisent des conférences littéraires ; les militaires se mêlent aux civils, et représentant l’élément ecclésiastique le professeur Joseph Fouché, lui aussi, est bien accueilli, parce qu’il sait parler avec abondance des nouvelles conquêtes de la physique. Souvent, il vient s’asseoir là, dans un cercle amical, et il écoute, par exemple, un capitaine du génie, nommé Lazare Carnot, dire des vers moqueurs, qu’il a composés lui-même, ou bien un pâle avocat aux lèvres minces Maximilien de Robespierre (à cette époque, il n’a pas cessé d’attacher de l’importance à sa noblesse) débiter un discours bleu de ciel en l’honneur des Rosati. Car la province respire avec bonheur les derniers zéphyrs du siècle philosophe ; avec bonhomie, M. de Robespierre compose encore, – en attendant les jugements sanguinaires, – des petits vers maniérés ; le médecin suisse Marat écrit toujours, – en attendant les féroces manifestes communistes, – un douceâtre roman sentimental, et le petit lieutenant Bonaparte continue à peiner quelque part en province sur un fade récit imité de Werther : les orages futurs sont invisibles derrière l’horizon.

Mais, caprice du destin, c’est justement avec cet avocat pâle, nerveux, et d’une ambition sans frein, avec M. de Robespierre que se lie intimement le professeur tonsuré ; il s’en faut même de peu qu’ils ne deviennent beaux-frères, car Charlotte de Robespierre, la sœur de Maximilien, veut arracher le professeur à l’état ecclésiastique et déjà, à toutes les tables, on chuchote qu’ils sont fiancés. L’intrigue n’aboutit pas. Pourquoi ? C’est un secret. Là peut-être est la racine de cette haine terrible, inscrite dans l’histoire, qui des deux amis fera des ennemis mortels. Pourtant à l’époque il n’est pas plus question entre eux de haine que de jacobinisme. Au contraire, même, lorsque Maximilien de Robespierre est envoyé à Versailles, comme député aux États généraux, afin de travailler à la nouvelle Constitution de la France, c’est Joseph Fouché qui prête à l’avocat besogneux les quelques louis d’or nécessaires au voyage et à l’achat d’un habit neuf. On peut voir là un symbole : Fouché tient, comme il le fera plus tard si souvent, les étriers à un autre, pour que celui-ci entre dans l’histoire, mais ce sera lui qui, au moment décisif, trahira son ancien ami et, d’un coup frappé par-derrière, l’abattra.

Quelque temps après le départ de Robespierre pour l’assemblée des États généraux qui va ébranler la France dans tous ses fondements, les oratoriens d’Arras font, eux aussi, leur petite révolution. La politique a pénétré jusque dans leurs réfectoires et, habile à saisir le vent, Joseph Fouché dispose ses voiles. Sur sa proposition, une députation est envoyée à l’Assemblée nationale pour exprimer au tiers état les sympathies des prêtres. Mais cette fois-ci, lui d’habitude si prudent, il s’est mis en avant une heure trop tôt. Ses supérieurs l’envoient par punition, sans parvenir pourtant à ce qu’elle soit véritable, dans l’établissement que leur ordre possède à Nantes, dans cette maison même où, enfant, il apprit les rudiments de la science et de la connaissance des âmes. Trop tard. C’est maintenant un homme mûr, expérimenté ; enseigner la table de multiplication, la géométrie et la physique à des jeunes gens à demi formés ne l’intéresse plus. En flairant le vent, il a senti qu’une tempête sociale va souffler sur le pays et que la politique gouverne le monde : entrons donc dans la politique ! se dit-il. Immédiatement il quitte la soutane, laisse à la nature le soin de recouvrir sa tonsure et fait des discours politiques, non plus à des adolescents, mais aux braves bourgeois de Nantes. Un club est fondé ; c’est toujours d’une tribune de ce genre, où ils essaient leur éloquence, que part la carrière des politiciens. Il suffira de quelques semaines pour que Fouché soit le président des « Amis de la Constitution » de Nantes. Il célèbre le progrès, mais très prudemment, avec beaucoup de réserve, car le baromètre politique de ces honnêtes commerçants est à la modération ; à Nantes, où l’on craint pour son crédit et où, avant tout, on désire faire de bonnes affaires, on ne veut pas des extrêmes. On ne veut pas non plus, parce que l’on tire des colonies de gras profits, donner dans des projets aussi fantaisistes que l’affranchissement des esclaves : c’est pourquoi Joseph Fouché rédige bientôt à l’adresse de la Convention un document pathétique contre la suppression de la traite des esclaves. Cela lui vaut, il est vrai, une grossière semonce de la part de Brissot, mais ne diminue pas son prestige dans le cercle plus étroit de ses concitoyens. Afin de fortifier à temps sa position politique parmi les bourgeois (les électeurs futurs !) il s’empresse d’épouser la fille d’un riche marchand, jeune personne sans beauté mais bien pourvue, car il veut être vite et complètement, lui aussi, un bourgeois, à une époque où, il le comprend déjà, le tiers état va prendre la première place, celle d’où l’on gouverne.

Tout cela n’est que préparatifs pour la fin qu’il vise. À peine la période des élections à la Convention est-elle ouverte que l’ancien professeur ecclésiastique se présente comme candidat. Et que fait un candidat ? Il promet d’abord à ses bons électeurs tout ce qu’ils désirent. Ainsi Fouché jure de protéger le commerce, de défendre la propriété, de respecter les lois ; il tonne (car à Nantes le vent souffle plus à droite qu’à gauche) avec beaucoup plus de véhémence contre les fauteurs de désordre que contre l’ancien régime. Effectivement, en cette année 1792, il est élu député à la Convention et la cocarde tricolore de représentant du peuple remplace désormais pour longtemps la tonsure tenue cachée et secrète.

 

Joseph Fouché, à l’époque de son élection, a trente-deux ans. Ce n’est pas un bel homme, il s’en faut de beaucoup. Un corps maigre, d’une sécheresse presque spectrale ; un visage étroit, osseux et anguleux, d’une laideur désagréable ; le nez est incisif ; incisive et effilée la bouche, toujours fermée ; les yeux sont d’une froideur de poisson, sous des paupières lourdes et quasi engourdies ; les pupilles sont grises comme celles de certains chats, semblables à des boules vitrifiées. Tout, dans ce visage, tout dans cet homme reflète, pour ainsi dire, une vitalité très limitée : on dirait quelqu’un aperçu à la lumière du gaz, livide et blafard.