Il faudrait faire peser encore davantage sur les nerfs de chacun cette lourdeur de plomb, cette inquiétante incertitude qui se dégage des sombres discours de Robespierre ; il faudrait rendre la terreur plus terrible et l’anxiété plus alarmante ; alors peut-être la masse serait assez courageuse pour attaquer cet homme seul.
C’est ici qu’entre en jeu la véritable activité de Fouché. Depuis la première heure du matin jusqu’à la dernière heure du soir, il va furtivement d’un député à l’autre et parle de nouvelles listes de proscriptions que Robespierre prépare secrètement. Et il murmure à chacun : « Tu es sur la liste », ou bien : « Tu seras de la prochaine charrette. » Et, effectivement, une terreur panique se répand ainsi peu à peu, car devant ce Caton, cet homme d’une incorruptibilité aussi absolue, très rares sont les députés qui ont la conscience complètement pure. L’un a peut-être agi un peu trop librement en matière financière ; l’autre a un jour contredit Robespierre ; le troisième a trop fréquenté les femmes (ce qui est un crime aux yeux de ce républicain puritain) ; le quatrième a peut-être une fois lié amitié avec Danton ou quelque autre des cent cinquante condamnés ; le cinquième a recueilli chez lui un suspect ; le sixième a reçu une lettre d’un émigré. Bref, chacun tremble, chacun considère comme possible une attaque contre soi-même ; aucun ne se sent assez pur pour satisfaire complètement aux exigences exagérées que Robespierre impose à la vertu des citoyens. Et Fouché court toujours d’un homme à l’autre, semblable à la navette d’un métier à tisser, toujours tissant de nouveaux fils, toujours nouant de nouvelles mailles, toujours élargissant le champ d’action de cette toile d’araignée faite de méfiance et de soupçon. Mais c’est un jeu dangereux qu’il joue là, car la toile qu’il tisse est fragile, et un seul mouvement brusque de Robespierre, une parole de trahison peuvent la déchirer.
Ce rôle secret, désespéré, périlleux et souterrain joué par Fouché dans la conjuration contre Robespierre n’a pas été suffisamment mis en relief par la plupart des historiens et souvent même son nom n’est pas cité. L’histoire n’est presque toujours écrite que d’après les apparences, et c’est ainsi que les historiens de ces derniers jours émouvants se bornent d’ordinaire à parler du geste pathétique de Tallien qui brandit à la tribune le poignard dont il veut se percer le cœur, de la brusque énergie de Barras qui convoque les troupes, et du discours accusateur de Bourdon ; bref, ils parlent des comédiens, des acteurs du grand drame qui se déroule le 9 Thermidor et ils oublient Fouché. En fait, pendant ces jours-là, on ne l’a pas vu sur la scène de la Convention. Son travail se faisait dans la coulisse ; c’était la besogne plus difficile du régisseur, du directeur de ce jeu d’une dangereuse témérité. Il a tracé les scènes et marqué le rôle des acteurs ; invisible dans l’ombre, il a fait procéder à la répétition et il a donné les répliques, – dans l’ombre, qui forme toujours sa véritable sphère. Mais, si les historiens ultérieurs ont oublié son rôle, quelqu’un a, dès cette époque, senti clairement son active présence ; c’est Robespierre qui, en plein jour, a sciemment donné à Fouché le nom de « chef de la conspiration ».
En effet, cet esprit méfiant et ombrageux sent qu’en secret quelque chose se prépare contre lui. Il le sent à la résistance qui se produit soudain dans les comités et peut-être encore plus nettement à la politesse et à la servilité exagérées de plus d’un député qu’il sait être de ses ennemis. Robespierre saisit que dans l’ombre on projette quelque coup ; il connaît aussi la main qui guidera ce coup ; il connaît le « chef de la conspiration » et il est sur ses gardes. Ses antennes tâtent prudemment le terrain : une police spéciale, des espions particuliers rapportent à Robespierre, à tout instant, chaque mouvement, chaque rencontre, chaque conversation de Tallien, de Fouché et des autres conjurés ; des lettres anonymes l’avertissent ou l’engagent à se saisir immédiatement de la dictature et à abattre ses ennemis avant qu’ils ne soient rassemblés. Et voici que, pour embrouiller leurs fils et pour leur donner le change, Robespierre revêt soudain le masque de l’indifférence à l’égard de la puissance politique. Il ne vient plus à la Convention ni au Comité de Salut public. Accompagné de son grand terre-neuve, on le voit seul, un livre à la main, se promener les lèvres closes dans les rues ou dans les bois voisins, en apparence simplement occupé de ses chers philosophes et indifférent au pouvoir. Mais le soir, lorsqu’il revient dans sa chambre, il travaille pendant des heures à son grand discours. Il y travaille sans fin et le manuscrit présente d’innombrables modifications et additions, car cet important et décisif discours, par lequel il veut écraser tous ses ennemis à la fois, doit être prononcé à l’improviste et être aussi tranchant qu’une hache, plein d’élans de rhétorique, étincelant d’esprit et aiguisé par la haine. Avec cette arme il veut s’élancer soudain sur ses ennemis surpris, avant qu’ils ne puissent se grouper et s’entendre. Il emploie toutes ses forces pour en affiler le tranchant et pour l’enduire d’un poison mortel : il consacre des jours longs et précieux à ce redoutable travail.
Mais il n’y a plus de temps à perdre, car les rapports des espions annoncent, d’une manière toujours plus pressante, des conciliabules secrets. Le 5 Thermidor une lettre de Fouché tombe entre les mains de Robespierre, lettre adressée à sa sœur et où il est dit mystérieusement :
« Je n’ai rien à redouter des calomnies de Maximilien Robespierre… Dans peu, vous apprendrez l’issue de cet événement qui, j’espère, tournera au profit de la République. »
Donc la chose va éclater « dans peu » : Robespierre est averti. Il fait venir son ami Saint-Just et s’enferme avec lui dans son étroite mansarde de la rue Saint-Honoré. C’est là que sont fixés le jour et la méthode de l’attaque. Le 8 Thermidor, il surprendra et paralysera la Convention par son discours. Et, ensuite, le 9, Saint-Just demandera au Comité de Salut public les têtes de ses ennemis, les têtes des factieux et surtout celle de Joseph Fouché.
La tension n’est plus supportable ; les conjurés sentent aussi qu’il y a des éclairs dans les nues. Mais ils hésitent encore à attaquer l’homme le plus puissant de France, et qui a dans ses mains tous les pouvoirs, la municipalité parisienne et l’armée, les Jacobins et le peuple, ainsi que la gloire et la force d’un nom sans tache. Ils ne se jugent pas encore assez sûrs d’eux-mêmes, assez nombreux, assez résolus, assez hardis, pour affronter à découvert ce géant de la Révolution, et déjà plus d’un esquisse un prudent mouvement de recul, parle de retraite et de réconciliation. La conjuration péniblement échafaudée menace de s’écrouler.
À ce moment, le destin, plus génial que tous les poètes, lance un poids décisif dans l’oscillante balance.
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