C’est justement Fouché qui est choisi pour mettre le feu aux poudres. En ces jours où le traque la meute du désespoir, où le menace à chaque instant le tranchant fulgurant de la hache, il éprouve, en effet, à côté de ses malheurs politiques, une dernière infortune, une infortune suprême dans sa vie privée. Cet homme étrange, qui en public et dans la politique est dur, froid, intrigant et renfermé, est, chez lui, le plus touchant des époux, le plus tendre des pères de famille. Il aime passionnément sa femme, qui est d’une laideur épouvantable, et surtout cette petite fille qu’elle lui a donnée aux jours de son proconsulat et que, de sa propre main, sur la place du marché de Nevers, il a baptisée du nom de « Nièvre ». Ce petit enfant délicat et pâle, qu’il chérit tendrement, tombe soudain gravement malade pendant ces journées de Thermidor ; aux soucis qu’il a pour sa propre vie s’ajoute maintenant l’atroce tourment que lui cause la santé de sa fille. Épreuve cruelle entre toutes : il sait que cet être faible, atteint de la poitrine et qu’il aime tant, se meurt auprès de sa femme, et lui, chassé par Robespierre, il ne peut le veiller puisqu’il est obligé, la nuit, de se cacher chez des étrangers jusque sous les combles. Au lieu de s’occuper de sa fille et de surveiller son souffle déclinant, il faut qu’il coure d’un député à l’autre, les semelles brûlantes ; il est obligé de mentir, de mendier, de conspirer, de défendre sa propre vie. L’esprit troublé, le cœur déchiré, l’infortuné erre ainsi par ces jours torrides de juillet (les plus chauds qu’il y ait eu depuis des années), inlassablement, de gauche à droite, dans les coulisses politiques, et il ne peut assister aux derniers moments de son enfant chérie.
Les 5 et 6 Thermidor, cette épreuve est terminée. Fouché accompagne un petit cercueil au cimetière : l’enfant est morte. De tels malheurs endurcissent. Ayant devant les yeux la mort de son enfant, Fouché ne craint plus la sienne. Une intrépidité nouvelle, celle du désespoir, trempe sa volonté. Et comme maintenant les conjurés hésitent et veulent encore ajourner la lutte, Fouché, qui n’a plus rien à perdre sur terre que sa vie, prononce enfin le mot décisif : « C’est demain qu’il faut frapper. » Et ce mot est dit le 7 Thermidor.
Le matin du 8 Thermidor se lève, journée historique. Dès la première heure, une chaleur de juillet, sans aucun nuage, pèse sur la ville qui ne se doute de rien. Et c’est seulement à la Convention que règne, de bonne heure, une singulière excitation : dans les coins, des députés se groupent et murmurent entre eux ; jamais on n’a vu autant d’étrangers et de curieux dans les couloirs et les tribunes. Il semble qu’un esprit mystérieux anime ces lieux, car le bruit s’est répandu, d’une manière inexplicable, qu’aujourd’hui Robespierre va régler leur compte à ses ennemis. Peut-être quelqu’un a-t-il épié et surpris Saint-Just au moment où il sortait, le soir, de la fameuse chambre close, et l’on connaît trop bien, à la Convention, l’effet de ces consultations secrètes. Ou bien Robespierre de son côté a-t-il été informé des plans belliqueux de ses adversaires ?
Tous les conjurés, tous ceux qui se savent menacés, examinent anxieusement les visages de leurs collègues : l’un d’eux, et lequel, a laissé échapper le dangereux secret. Robespierre va-t-il les devancer, ou bien pourront-ils l’étouffer avant qu’il ne prenne la parole ? Et la masse lâche et incertaine de la majorité, le « Marais », va-t-il les sacrifier ou les protéger ? Chacun est en proie au frisson de l’incertitude. Semblable à la lourdeur du ciel d’un gris de plomb, une inquiétude morale pèse menaçante sur l’assemblée.
Effectivement, la séance à peine ouverte, Robespierre demande la parole. Il est vêtu solennellement, comme pour la fête de l’Être Suprême ; il porte l’habit bleu ciel déjà historique, avec les bas de soie blancs, et lentement, avec une gravité voulue, il monte à la tribune. Mais, cette fois-ci, il n’a plus, comme alors, un flambeau dans les mains ; il a seulement quelque chose de rond, qui ressemble au manche de la hache des licteurs, un gros rouleau de papier : son discours. Savoir que son nom est dans ces feuillets roulés équivaut à la mort ; c’est pourquoi soudain, comme tranchés, les propos et les chuchotements s’arrêtent sur les bancs. Du jardin et des tribunes les députés accourent occuper leurs sièges. Chacun étudie avec angoisse l’expression de cette étroite figure, trop connue. Mais, glacial, renfermé en lui-même, impénétrable à toute curiosité, Robespierre déroule maintenant, avec lenteur, son discours. Avant de commencer sa lecture, de ses yeux de myope, il regarde la salle, afin d’accroître la tension, et son regard, allant de droite à gauche et de gauche à droite, de bas en haut et de haut en bas, enveloppe lentement, froidement, comme une menace, l’assemblée qui a l’air hypnotisée. Ils sont là tous assis : ses quelques amis, le grand nombre des incertains et ces lâches conjurés qui guettent sa perte. Il les regarde les yeux dans les yeux. Il n’y en a qu’un qui échappe à son examen.
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