Les nouveaux maîtres s’en aperçoivent bientôt ; c’est là quelqu’un qu’on peut employer, qui danse avec le vent et qui saute avec l’argent, complaisant pour les gens d’en haut, implacable à l’égard des gens d’en bas ; c’est tout à fait l’habile marin qu’il faut lorsque la mer est grosse. Et, comme le navire du gouvernement tangue toujours plus dangereusement et menace à chaque instant de faire naufrage dans sa course incertaine, le Directoire prend, le 3 Thermidor 1799, une résolution inattendue : Joseph Fouché, qui est en mission secrète en Hollande, est nommé soudain, du jour au lendemain, ministre de la police de la République française.

 

Joseph Fouché ministre ! Paris sursaute de frayeur, comme au bruit d’un coup de canon. La terreur va-t-elle recommencer, qu’on détache de sa chaîne ce chien sanguinaire, le mitrailleur de Lyon, le profanateur d’hosties et le pilleur d’églises, l’ami de l’anarchiste Babeuf ? Va-t-on maintenant aussi (plaise à Dieu que non !) rappeler des îles fiévreuses de la Guyane Collot d’Herbois et Billaud, et rétablir la guillotine sur la place de la Révolution ? Va-t-on pétrir de nouveau le « pain de l’égalité » et faire fonctionner les comités philanthropiques qui extorquent aux riches leur argent ? Paris, qui depuis longtemps avait retrouvé sa tranquillité, avec ses mille cinq cents salles de danse, ses magasins éblouissants, sa jeunesse dorée, s’épouvante ; les riches et les bourgeois tremblent de nouveau, comme en 1792. Il n’y a plus que les Jacobins qui soient satisfaits, eux, les derniers républicains. Enfin après de terribles persécutions, l’un d’entre eux est de nouveau au pouvoir, le plus hardi, le plus extrémiste, le plus inflexible ; maintenant enfin la réaction va être mise en échec et la République purgée des royalistes et des conspirateurs.

Mais, chose étrange, les deux partis, l’un comme l’autre, se demandent au bout de quelques jours : « Ce ministre de la police est-il réellement Joseph Fouché ? » Une fois de plus s’est réalisée la sage parole de Mirabeau (qui vaut encore aujourd’hui pour les socialistes), à savoir que des Jacobins devenus ministres ne sont pas des ministres jacobins : en effet, voyez comme ces lèvres autrefois ruisselantes de sang répandent onctueusement, maintenant, des mots de conciliation. Ordre, repos, sûreté, ces phrases reviennent inlassablement dans les proclamations policières de l’ex-terroriste, et combattre l’anarchie est sa première devise. Il faut restreindre la liberté de la presse, mettre fin aux perpétuels discours des agitateurs. Ordre, ordre, repos et sûreté – aucun Metternich, aucun Seldnitzki, aucun archi-réactionnaire de l’empire autrichien ne prend des arrêtés plus conservateurs que Joseph Fouché, le « mitrailleur de Lyon ».

Les bourgeois respirent : quel saint Paul est devenu ce Saül ! Mais les véritables républicains sont fous d’indignation dans leurs salles de réunion. Ils n’ont pas appris grand-chose au cours de ces dernières années ; ils tiennent toujours des discours furieux, des discours et des discours, et ils menacent le Directoire, les ministres de la Constitution avec des citations de Plutarque. Ils sont aussi sauvages que lorsque Danton et Marat vivaient encore, comme si le tocsin pouvait toujours ameuter des faubouriens par centaines de mille. Néanmoins, leurs criailleries importunes finissent par inquiéter le Directoire. Que faire contre eux ? demandent avec insistance au nouveau ministre de la police ses collègues.

Fermez le club, répond imperturbablement cet homme.

Les autres le regardent d’un air incrédule et lui demandent quand il procédera à cette mesure audacieuse.

– Demain, répond tranquillement Fouché.

Et, en effet, le lendemain soir, Fouché, l’ancien président des Jacobins, se rend au Club extrémiste de la rue du Bac. C’est là que pendant toutes ces dernières années a battu le cœur de la Révolution. Les mêmes hommes sont toujours là devant qui Robespierre, Danton, Marat, et Fouché lui-même, ont prononcé des discours passionnés : après la chute de Robespierre, après la défaite de Babeuf, c’est uniquement dans ce Club du Manège que survit encore le souvenir des jours orageux de la Révolution.

Mais la sentimentalité n’est pas l’affaire de Fouché ; il peut, quand il veut, oublier son passé d’une façon incroyablement rapide. L’ancien professeur de mathématiques de l’Oratoire trace toujours, simplement, le parallélogramme des forces réelles. Il sait que c’en est fait de l’idée républicaine, que les meilleurs chefs, les hommes d’action, sont enterrés : aussi tous les clubs sont-ils devenus, depuis longtemps, des parlotes où l’on se tire mutuellement les phrases de la bouche. En l’année 1799, les citations de Plutarque et les paroles patriotiques ont vu baisser leurs cours, à la manière des assignats : on a forgé trop de phrases et imprimé trop de billets de banque. La France (qui le sait mieux que le ministre de la police, lui qui contrôle l’opinion publique ?) est fatiguée des avocats, des orateurs et des innovateurs ; elle est excédée de décrets et de lois ; elle ne veut plus que le repos, l’ordre, la paix et des finances claires ; de même qu’après quelques années de guerre, après quelques années de révolution, après toute une période d’extase communiste, l’irrépressible égoïsme de l’individu et de la famille reprend toujours ses droits.

Un des républicains, l’un de ceux qui sont depuis longtemps finis, tient précisément un discours enflammé ; voici que l’on pousse la porte et Fouché entre, en uniforme de ministre, accompagné de gendarmes. D’un froid regard il dévisage l’assemblée, qui a sursauté : quels lamentables adversaires ! Il y a belle lurette que les hommes d’action, les guides intellectuels de la Révolution, ses héros et ses desperados n’existent plus ! Seuls les bavards sont restés, et contre les bavards un geste résolu suffit. Sans hésiter, Fouché monte à la tribune ; pour la première fois depuis six ans les Jacobins entendent de nouveau sa voix sobre et glacée, mais ce n’est pas, comme précédemment, pour lancer des appels à la liberté et à la haine des tyrans ; cet homme maigre se contente de déclarer tranquillement et tout bonnement que le club est désormais fermé. La surprise est si grande que personne ne résiste. Ils ne se démènent pas, ils ne s’élancent pas avec des poignards, comme ils l’ont toujours juré, sur le destructeur de la liberté. Ils se contentent de murmurer, se glissent vers la sortie et quittent la salle d’un air consterné. Fouché a vu juste : contre des hommes il faut lutter, mais des bavards, on les abat d’un geste.

Ainsi la salle est évacuée ; Fouché s’avance tranquillement vers la porte, la ferme et en met la clé dans sa poche. À proprement parler, ce tour de clé met fin à la Révolution française.

 

Une fonction est toujours ce qu’en fait celui qui l’occupe. Lorsque Joseph Fouché prend le ministère de la Police, il ne reçoit là qu’un poste tout à fait subalterne, une sorte de sous-préfecture du ministère de l’Intérieur. Il est chargé de surveiller et de renseigner, de recueillir et de transporter, – à la manière d’un charretier, – les matériaux concernant la politique intérieure et extérieure, matériaux avec lesquels ensuite ces messieurs du Directoire élaboreront leurs constructions, – à la façon des rois. Mais à peine Fouché a-t-il depuis trois mois le pouvoir entre les mains que ses protecteurs s’aperçoivent avec autant d’effroi que de surprise, déjà désarmés, qu’il exerce une surveillance non seulement en bas mais aussi en haut, que le ministre de la Police contrôle les autres ministres, le Directoire, les généraux, toute la politique. Ses filets s’étendent à tous les emplois et à toutes les charges ; dans ses mains convergent toutes les nouvelles ; il fait de la politique, à côté de la politique ; il s’occupe des affaires de guerre, à côté du ministère de la Guerre ; partout il étend les limites de son pouvoir, au point que, finalement, Talleyrand est obligé de définir de nouveau, avec dépit, la position du ministre de la Police : « Le ministre de la Police est un homme qui se mêle de ce qui le regarde, et ensuite de ce qui ne le regarde pas. »

Cette machine compliquée, cet appareil de contrôle universel de tout un pays est établi d’une façon grandiose. Mille nouvelles affluent chaque jour dans la maison du quai Voltaire, car au bout de quelques mois ce maître a couvert tout le pays d’espions, d’agents secrets et de mouchards.